L’Alpe 01 : qui a tué le crétin des Alpes ?

Par Daniele Jalla
Traduit de l’italien par Letizia Ricci

Historien, très attaché à l’histoire orale, Daniele Jalla fut longtemps chargé des problèmes culturels et historiques pour la région du Piémont. Il dirige aujourd’hui l’ensemble des musées relevant de la ville de Turin et collabore à plusieurs revues du domaine alpin.

Maître d’école dauphinois. Lithographie, vers 1850. Collection Musée dauphinois.

« Grosses chaussures et cerveau fin », dit-on en Italie à propos des montagnards. Un stéréotype fortement ambivalent, tout comme l’image du petit Savoyard faisant danser sa marmotte côtoie celle de l’instituteur itinérant, pourvu, selon ses compétences, de deux ou trois plumes au chapeau. Sans parler de l’idiot et du goitreux, considérés comme emblèmes de localités où pourtant, les premières statistiques du royaume de Sardaigne signalaient la présence d’écoles plus florissantes et plus anciennes que dans les campagnes de la plaine, voire que dans les villes. Il aura fallu beaucoup de temps avant que l’on identifie dans ces images le « paradoxe alpin » mis en lumière quelques pages auparavant par Pier Paolo Viazzo.

La voix américaine

C’est un anthropologue américain, Robert K. Burns, de l’université du Michigan, qui, au début des années soixante, a posé la précoce scolarisation des régions de montagne comme l’une des caractéristiques constitutives de l’identité alpine. De retour d’une recherche in situ à Saint-Véran, dans le Queyras, il nota, non sans quelques belles intuitions, des éléments semblant démontrer que la région alpine constituait « une discrète région de culture », fruit d’une longue évolution.

Qu’avait observé Burns ? Que dans le Queyras, des écoles existaient dans tous les villages depuis le XVe, voire le XIVe siècle. Tirant avantage d’un long hiver, la communauté payait plusieurs familles afin d’utiliser leurs maisons comme écoles et rémunérait des instituteurs, en général locaux, pour qu’ils enseignent la lecture, l’écriture, le calcul aux enfants, et apprennent aux plus grands à rédiger divers actes légaux, testaments, actes de vente, tenue de registres, etc. À cet égard, Burns constatait que les notaires (qui cumulaient souvent ces fonctions avec les professions d’instituteur et d’écrivain public) étaient en surnombre. Aussi, « en été, ils quittaient leurs villages pour se rendre dans les foires et les marchés de bourgades des plaines environnantes. Là, (…) ils offraient leurs services aux paysans pour la plupart illettrés des basses terres, recevant un salaire proportionnel à leurs compétences. » L’anthropologue ajoutait qu’en hiver, ces hommes se louaient comme instituteurs et répétiteurs. À l’appui de sa thèse, il n’hésitait pas à citer Victor Hugo, qui évoque, dans Les Misérables, ces écrivains publics queyrassiens (voir encadré).

Les universités des chèvres

Une recherche bibliographique plus poussée aurait permis à l’anthropologue d’appuyer sa thèse sur des constatations similaires émises par plusieurs préfets et sous-préfets napoléoniens en poste dans les régions alpines (voir encadré). Quant aux historiens vaudois, c’est avec une large avance qu’ils avaient célébré l’ancienneté et l’importance de l’instruction dans les vallées du Piémont montagnard, en remontant aux origines de ce mouvement religieux qui avait trouvé là son point d’ancrage. De Hieronimo Miolo en 1587 à Jacques Brez en 1796, tous ont rappelé, outre l’ancienne école du Pra du Tour dans la vallée d’Angrogne, où les « barba » (pasteurs) vaudois recevaient leur formation, cet intense réseau d’écoles locales installées dans des lieux de fortune avec des maîtres sans salaire fixe ni diplôme. Un réseau présent déjà au XVIe siècle et qui, à la fin du XVIIIe siècle, comptait, pour seulement treize paroisses, cinquante-trois écoles, véritables « universités des chèvres » comme les qualifia l’Anglais Charles Beckwith au début du XIXe siècle.

Photo : Stefano Torrione.

À lire :

  • Parmi les nombreuses oeuvres de référence sur l’alphabétisation dans les Alpes, on peut citer les textes de François Furet Jacques Ozouf (Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry. Paris. Les Éditions de Minuit. 1977), ceux de Pier Paolo Viazzo (Upland communities. Environnement, population, and social structure in the Alps since the sexteenth century. Cambridge. Cambridge University Press. 1989), de Robert K. Bums, Jr (The Circum-alpine culture area : a preliminary view. Antropological Quarterly, n° 36. 1963) et d’Ester De Fort (Cuola e analfabetismo nell’Italia del ‘900. Bologna. Il Mulino. 1995). Pour un encadrement théorique du sujet, consulter Jack Goody (Literacy in traditional societies. Cambridge. Cambridge University Press. 1968), H.J. Graff (The Legacies of Literarcy. Continuities and Contraddictions in Western Culture and Society. Bloomington-indianapolis. Indiana University Press. 1987) et E.A. Havelock (The Muse Leams to Write. Reflections on Orality and Literacy from Antiquity to the Present. New Haven-London. Yale university Press. 1986).
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