L’Alpe 06 : réflexions sur le troisième millénaire alpin

Par André Palluel-Guillard Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Savoie

Photo : Jacques-Léo Lavanchy

Un historien a d’autant plus de mal à se lancer dans la prospective qu’il est fondamentalement plus préparé à se tourner vers le passé que vers l’avenir et qu’il sait par expérience combien ont été erronées toutes les tentatives de nos ancêtres pour prédire le futur.

Néanmoins il est humain et naturel de faire des bilans et de réfléchir à l’avenir, tant il est vrai que celui qui a un passé, a aussi le sentiment de l’avenir et que connaître le premier n’a vraiment d’intérêt que pour préparer le second, évidence qui se pose chaque jour «  que Dieu fait  », même si certaines périodes (même factices, comme le changement de millénaire) s’y prêtent plus que d’autres.

«  Il n’y a plus de Pyrénées  » disait-on au dix-septième siècle. Est-ce à dire qu’il n’y aura bientôt plus d’Alpes au vingt-et-unième siècle ? A première vue en dépit de la beauté des paysages qui ne cessent (et plus que jamais) d’émerveiller les voyageurs et les témoins, il paraît bien que les Alpins soient sur la voie fatale de la disparition : les langues locales régressent inexorablement et le monde rural se rétrécit comme peau de chagrin. A quoi bon mener des bêtes en alpage alors qu’on peut obtenir facilement un lait aussi bon et en plus grande quantité dans des étables ? Finalement, entre ces deux «  fatalités  », il ne restera que peu de place à quelques «  indigènes  » fanatiques ou oubliés réduits à être des figurants ou au pire des domestiques pour la satisfaction des besoins des foules traversant la région.

Le drame historique que l’on a un peu trop facilement oublié, a été la disparition des centres alpins de décision. Les grands nationalismes du dix-neuvième siècle ont anéanti les pouvoirs locaux de sorte que les Alpes ne dépendent plus d’elles-mêmes mais des grandes métropoles voisines. On dit bien que Genève, Lyon, Turin, Milan sont les «  portes des Alpes  ». En fait, elles représentent toutes les mondes urbains, capitalistiques et technocratiques des plaines d’Europe du nord et du sud qui utilisent les Alpes au mieux de leurs stratégies et de leurs besoins, alternant les soucis contradictoires d’exploitation et de réserves écologiques ou simplement de zones de loisirs, les grandes questions de ces métropoles restant celles de leurs liaisons ou de la satisfaction des besoins de leurs populations.

En soi, tout ceci n’est pas nouveau car depuis longtemps (en tous les cas depuis le dix-huitième siècle), le regard des «  voyageurs  » n’a cessé d’être celui du mépris de l’urbain pour ces terres encore vierges et de l’enthousiasme du romantique pour ces paysages épargnés par la civilisation. Pendant longtemps, en dépit de l’exode rural, on a cru que la campagne parviendrait, malgré tout, à se maintenir tant soit peu, mais il a fallu se faire une raison, elle a disparu et les paysans avec. Il en est de même de l’alpe, cette «  supercampagne  ». Il n’y a plus de paysans et faisons-nous une raison de la disparition tout aussi inexorable du montagnard réduit peu à peu au rôle de technicien du paysage car il a bien fallu se rendre compte aussi de la fragilité de ces derniers tant il est vrai qu’il n’y a finalement pas (qu’il n’y a jamais eu ) de paysages naturels et que tout dépend de l’action humaine. Finalement, il en est des paysages comme des gouvernements : on a ceux que l’on mérite….

Conséquence inévitable de l’inévitable mondialisation, me direz-vous en opposant l’inévitabilité des évolutions à mon pessimisme… Mais justement, il n’y a jamais rien d’inévitable et une fois de plus les Alpes se présentent comme une provocation. Elles l’ont été de tout temps à ceux qui prétendent les franchir sans effort. La nature alpine ne cesse de rappeler ses exigences à une humanité qui se croit assez forte pour les nier. D’où la surprise devant les accidents actuels de la circulation et du tourisme d’autant plus douloureux qu’ils sont imprévus dans un monde orgueilleux, suffisant et imprudent.

Toute vie est un combat. Celui qui s’annonce pour les générations futures sera en effet l’équilibre entre les «  Alpins  » (ou tout au moins ce qu’il en restera) et leurs voisins de l’extérieur. Entre un impensable isolement contredit par les techniques et les moyens de communication et une désastreuse capitulation au seul profit des forces externes, il est urgent (et surtout nécessaire) de trouver un juste milieu ou au moins l’intérêt du dialogue, ce qui suppose d’abord que face à leurs puissants interlocuteurs, les «  indigènes  » aient quelque chose d’original à dire et qu’ils trouvent l’élite nécessaire pour y parvenir, tant il est vrai que cette dernière est indispensable pour «  conscientiser  » et représenter les populations locales. Ce but suppose une organisation interne et des moyens de formation particulièrement originaux puisqu’il faut en même temps utiliser les techniques de ses voisins tout en leur résistant et d’abord en s’en distinguant.

Le temps n’est plus au particularisme des costumes folkloriques mais à celui des responsabilités et auto-décisions locales car la grande question est celle de la possibilité des populations alpines de rester maîtresses de leur destin (en partie du moins) c’est à dire de gagner l’espace de décision qui leur revient. Nous savons que toutes les civilisations sont mortelles. Il n’y a aucune raison que la civilisation alpine échappe à cette inexorable conclusion, mais finalement ne meurent que ceux qui le veulent bien. On pourra toujours trouver des candidats pour aimer les Alpes. Encore faudra-t-il trouver des bonnes volontés pour les défendre ou au mieux pour en faire respecter l’originalité et les caractères. Sinon, il est évident que parler des Alpes durant le prochain millénaire relèvera de l’histoire ancienne.

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