L’Alpe 14 : éditorial

C’est avec sa discrétion coutumière que l’ordre des chartreux a célébré, en octobre dernier, le neuvième centenaire de la mort de son fondateur, saint Bruno. Nous rappelant ainsi l’originalité de la démarche de celui qui, recherchant un désert pour installer son ermitage, le trouva dans les Alpes. Pour n’être ni de sable ni aride, comme l’était le vrai désert des premiers contemplatifs, le massif de Chartreuse devait présenter, en ce début du second millénaire, des caractères comparables. Ceux, tout au moins, qu’une nature hostile pouvait offrir à qui rêvait de s’isoler des hommes pour se rapprocher de Dieu.

Tout au long de l’histoire, et sans doute tout au long du massif, les Alpes ont été perçues de façon contradictoire. À la fois fermées et ouvertes, accessibles et peu visitées, inhospitalières et habitées. Toutes représentations qui ont concouru à les associer à la fonction et à la valeur de refuge. Refuge aussi (et peut-être surtout) d’un certain esprit de liberté. La rudesse de ce territoire a amené les Alpins à développer des systèmes communautaires et une forme d’autogestion qui les poussa souvent à revendiquer leur autonomie face aux pouvoirs venus des lointaines plaines. Cette terre sans maître, n’était-ce pas, justement, ce que cherchaient hérétiques, déserteurs, déviants et autres résistants ? Et l’accueil qui leur fut souvent réservé par les populations alpines, ne souligne-t-elle pas un même désir de penser sa vie librement ?

L’exploration de quelques formes du retrait, du repli ou de la recherche d’une sécurité, fût-elle illusoire, ne peut prétendre expliquer toutes les raisons de la forte charge symbolique attachée au massif alpin. Elle permet cependant de rappeler que ce terrain particulier a conduit les hommes à organiser leur propre sécurité par la mise en place de refuges. Ces derniers, dans leur matérialité, ont effectivement pris ici des formes qui leur donnent une définition spécifique : du refuge que constituent, dès le Moyen Âge, les hospices tenus par les moines de saint Bernard sur les grands cols jusqu’à ceux qu’organisent, depuis bientôt deux siècles, les sociétés d’alpinistes pour les pratiquants de la haute montagne sportive. Les uns et les autres, pourtant si différents, ont acquis une grande notoriété, ont conféré des valeurs cette fois héroïques à la montagne et à ses hommes, et sont venus accoler une nouvelle image à l’univers alpin.

Tandis qu’un peu partout à la surface de la planète, errent des millions d’autres réfugiés en quête de simples abris de fortune et que, dans d’autres montagnes, s’annonce un hiver sans aucun refuge…

Jean Guibal

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