L’Alpe 18 : éditorial

En même temps qu’ils découvraient dans la montagne le vert paradis où l’homme vivait en harmonie avec la nature, les hommes du siècle des Lumières firent aussi l’expérience de «  l’horrible chaos  » de ses cimes inhospitalières. Les peurs que suscitaient alors les sommets nourrirent d’innombrables récits. Prenant le relais des anciens établissements hospitaliers que des religieux avaient installés depuis le Moyen Âge, de nouveaux refuges vinrent apporter aux voyageurs la protection contre les dangers.

Cette grande peur était toutefois d’abord celle d’hommes qui ignoraient les menaces inhérentes à la vie en montagne et découvraient un monde étranger et différent. Car les populations de montagne, quant à elles, avaient su s’adapter depuis bien longtemps à ce milieu difficile et trouver des parades contre ses menaces. Les recherches sur l’architecture de montagne ont ainsi montré comment les risques avaient été intégrés dans les choix d’implantation de l’habitat, les techniques de construction ou les réseaux de circulation. La constitution du lac de Luc, dans la Drôme, suscita en fait moins de peur parmi les habitants qu’elle ne constitua une menace pour la survie d’une économie rurale privée de ses terrains de culture. Plus généralement, les enquêtes historiques ont remis en cause l’attitude de fatalité attribuée aux sociétés anciennes face aux risques. Très tôt, les communautés se sont préoccupées au contraire des dangers réels que représentaient crues torrentielles, avalanches ou éboulements, en ont analysé les causes et ont cherché des parades pour protéger les biens et les hommes.

Il convient ainsi de relativiser la vision urbaine et technicienne de populations anciennes soumises aux menaces de la nature. À plus forte raison lorsqu’il s’agit de sociétés de montagnes réputées reculées et arriérées. Alors que les changements économiques ont généré de profonds renouvellements de ces populations et que les pratiquants de la montagne réclament une sécurité toujours plus grande, s’impose au contraire de manière impérieuse une réappropriation de cette mémoire et de cette culture des risques. C’est à cette condition seulement que la prise en compte désormais fréquente dans les procédures d’expertises, du critère «  d’antécédence historique  » à côté de celui de «  risque majeur  », trouvera toute sa pertinence.

RENÉ FAVIER (professeur d’histoire moderne à l’université de Grenoble, il est également membre du conseil scientifique de L’Alpe.)

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