L’Alpe 39 : les lumières de la ville

Grenoble, dans son écrin de montagnes, séduit graveurs et peintres dès le XVIe siècle. Au fil du temps, des œuvres d’une étonnante variété esquissent les transformations et la vie intime de la cité iséroise. Une fascinante évolution paysagère, urbaine et picturale qui s’expose au musée de l’Ancien Évêché.

Avant que la photographie ne s’intéresse à elles pour en restituer les multiples visages, les villes ont attiré l’attention des peintres, dessinateurs et graveurs. Lorsque, au XVIe siècle, se répandent les plans de ville imprimés, réalisés en xylographie* puis gravés en feuilles, toutes les grandes cités d’Europe veulent se doter de telles représentations. Elles constituent un outil précieux pour la diffusion de leur image, l’affirmation de leur richesse et de leur importance politique, civile, religieuse ou stratégique. Ces « portraits » donnent à voir l’invisible, puisque la localité, représentée d’un point de vue élevé, permet d’embrasser l’agglomération dans son ensemble, avec ses habitations, son réseau de rues et de ruelles, ses places et monuments identifiés par une légende, le tout enclos de remparts.
Importante place forte à la frontière du duché de Savoie, Grenoble est l’une de ces villes monumentales cernées d’un solide rempart. Parmi les premières vues de la cité dauphinoise, il faut retenir le Vray portraict de Grenoble dessiné et gravé par Pierre Prévôt, publié en 1575 dans le premier tome de la Cosmographie universelle de tout le monde traduction refondue, par François de Belleforest, de la Cosmographia universalis de Sebastian Munster). L’image est encore celle de la ville médiévale, qui se développe sur une vingtaine d’hectares de part et d’autre de l’Isère. Prévôt fait preuve de talent et d’habileté, mais aussi d’un souci de précision topographique qui documente utilement le visage de la cité à cette époque. Dans ce volume qui présente une quarantaine de villes du royaume de France (dont Romans, Valence et Embrun pour le Dauphiné), peu de gravures peuvent se prévaloir d’une telle qualité d’exécution.
Privilégiant un point de vue quelque peu différent (la ville est regardée depuis un lieu élevé des contreforts de la Chartreuse, au nord), Jean de Beins, ingénieur, cartographe et géographe du roi Henri IV, réalise dans le premier tiers du XVIIe siècle un panorama assez réaliste. L’artiste est également chargé de construire ou de parfaire les fortifications de la capitale du Dauphiné. On distingue clairement la nouvelle enceinte bastionnée en rive gauche et, en rive droite, la muraille sur les pentes de la Bastille. La figuration des montagnes est suffisamment précise pour que l’on reconnaisse sans peine le Vercors, qui ferme à l’ouest la plaine grenobloise parcourue par les méandres de l’Isère et du Drac.
Dans les années 1640, Israël Sylvestre, graveur du roi, exécute plusieurs images, dont un profil légendé de la ville et des vues rapprochées d’édifices. Grâce à son regard avisé, on dispose d’une documentation iconographique précieuse sur les façades (aujourd’hui masquées) du palais de la femme du connétable de Lesdiguières ou encore du premier pont de pierre. Peu à peu, les peintres vont se libérer des représentations codifiées et monumentales de l’espace urbain pour laisser cours à un intérêt croissant pour le pittoresque et la nature au cours du XVIIIe siècle.

Des berges de l’Isère aux cimes enneigées

Grenoble occupe une situation géographique exceptionnelle. Elle présente le paradoxe d’être une ville alpine, installée à 210 mètres d’altitude dans une plaine traversée par une rivière aux flots torrentueux, l’Isère, et située au centre d’un cirque montagneux dont quelques sommets dépassent 2 000 mètres. Elle offre donc une source d’inspiration féconde aux paysagistes, nourris de visions romantiques. Parmi les points de vue prisés par les artistes dans la première moitié du XIXe siècle, figurent d’abord les berges de l’Isère.
Car la rivière, pas encore modelée ni enserrée par des parois maçonnées, est un espace de vie pour les Grenoblois qui se promènent sur ses bords, se baignent, pêchent, font la lessive… C’est aussi un cours d’eau navigable servant au transport de nombreuses marchandises. Que l’on se place hors des murs, au nord ou au sud de la ville, en rive droite ou en rive gauche, le spectacle s’ouvre toujours sur un massif montagneux, Vercors à l’ouest, Chartreuse au nord, Belledonne à l’est. Ainsi, le sublime de l’environnement naturel rencontrent les symboles du paysage urbain comme la tour de l’Île, le clocher de l’église Saint-André, le pont et les maisons hautes qui bordent le fleuve, un contraste qui alimente les thèmes récurrents des paysagistes du début du XIXe siècle.
Parmi les peintres qui marquent de leur talent les images de Grenoble, il faut citer Joseph Mallord William Turner (1775-1851) qui se rend en 1802 dans les Alpes (voir le numéro 3 de L’Alpe) et réside quelques jours à Grenoble. Il réalise des esquisses d’après nature qu’il rehausse de tons et de couleurs à la craie ou à la gouache. On retient l’audace inouïe que revêtent ses vues de l’Isère, de la ville débordante d’activité et des montagnes enneigées, baignées de lumière et resplendissantes de beauté, en une vision romantique très décalée par rapport à celle de ses contemporains.

Le charme des quais

Dans les pas de ces artistes, les peintres paysagistes ont à cœur de transcrire le plus fidèlement possible la réalité qui s’affiche sous leurs yeux. Les motifs choisis par Isidore Dagnan, Jean Achard et Théodore Ravanat, puis par leurs élèves, nous conduisent souvent sur les berges, aux alentours du pont Saint-Laurent. Le soin apporté à la composition et au traitement de la lumière obtient la faveur des collectionneurs isérois. Il se dégage de ces toiles une impression de calme due au traitement d’une atmosphère quasi immuable, à la présence d’un ciel évoquant l’infini, d’une rivière animée par des scènes de pêche ou de navigation, et toujours de la montagne suggérant une force protectrice. La puissance d’évocation de ces œuvres fait oublier que l’Isère a souvent connu des crues dévastatrices dont la dernière, en 1837, a détruit le pont de bois, motif cher aux artistes.
Dans un autre registre, tout aussi pittoresque mais moins idyllique, apparaissent les images mettant en scène les quartiers grenoblois. Œuvres peintes, estampes ou croquis signés d’artistes voyageurs ou résidents, ces vues forment une précieuse source documentaire sur des rues, des places et des faubourgs aujourd’hui disparus. Ainsi, Isidore Dagnan propose des lithographies du faubourg Saint-Joseph (actuelle rue Saint-Joseph), que l’on peine à reconnaître tant les transformations ont été radicales pour faire de ce hameau rural un quartier urbain dans les années 1840, après son intégration dans la nouvelle enceinte fortifiée.
Il en va de même pour La rue du Bœuf d’Horace Mollard, cette voie se trouvant dans un quartier typique composé d’immeubles vétustes sur les berges de l’Isère, à proximité de la citadelle militaire construite au XVIIe siècle par Lesdiguières. L’îlot d’habitation sera démoli pour faciliter la construction d’un quai, en 1862, et d’un nouvel axe de circulation. Ces vues fixent aussi le souvenir d’événements qui ont marqué l’histoire de la ville, comme l’aquarelle signée Bache illustrant l’inauguration du pont de pierre en 1839.
L’intérêt pour l’histoire de la région et les témoignages de son passé historique se situe dans la même veine. Ces visions du patrimoine urbain sont regroupées dans des recueils illustrés comme Les voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, qui consacrent un volume au Dauphiné, et l’Album du Dauphiné, qui recueillent tous deux un vrai succès populaire. Parmi les monuments fréquemment représentés figurent quatre portes de la vieille enceinte Lesdiguières datant du XVIIe siècle : Créqui, Très-Cloîtres, de Bonne et de France. Alexandre Debelle réalise vers 1830 une œuvre en quatre vues présentant chaque porte, en un ultime hommage aux symboles d’une histoire militaire prestigieuse, avant qu’elles ne soient détruites et remplacées par le nouveau dispositif de l’enceinte du XIXe siècle.

L’empreinte de la modernité

Dans la seconde moitié de ce siècle, le visage de Grenoble est radicalement modifié. De place forte militaire, la ville devient industrielle et commerciale. Ces activités favorisent le développement de l’urbanisme et la création de nouveaux quartiers, qui s’installent sur des terrains libérés par l’armée. Le périmètre restreint du centre-ville explose pour permettre la construction des quartiers bourgeois. Les immeubles en pierre de taille ou en ciment moulé s’alignent le long des nouvelles avenues, désormais pourvues de l’éclairage public ou desservies par le tramway. Les peintres s’attachent à décrire cette modernité. Délaissant l’approche pittoresque des paysagistes, ils saisissent de nouvelles visions, en déambulant sur les quais, les ponts, les places, dans les rues ou les jardins qui marquent de leur empreinte la cité moderne. Ils n’omettent pas pour autant de repérer le lien étroit entre tradition et modernité dans l’espace urbain. Le langage pictural évolue, le paysage se transforme selon la perception et les sensations de l’artiste. Désormais, la façon dont il est exprimé par des formes et des couleurs ou des points de vue originaux importe plus que le sujet lui-même.
Ainsi, le visage de Grenoble change dans les œuvres du tournant des XIXe et XXe siècles. La toile d’Ernest Hareux, La place de la Bastille à Grenoble au petit matin, est représentative du réalisme auquel s’attache le peintre, mais la lumière bleutée de cette vue nocturne confère un charme mystérieux à la scène de passage du troupeau. À la manière des impressionnistes, Charles Bertier montre des aspects inattendus : un crépuscule rue Félix-Poulat, où déambulent dans la rue illuminée des passants endimanchés ; un campement de Tsiganes porte de France, au cœur de l’automne ; un paysage de neige saisi depuis la route de Lyon, où s’esquissent au-delà de l’Isère les cheminées fumantes des usines.

Un parcours à voir et à lire
Une histoire urbaine au fil de l’histoire de l’art, de la fin du XVIe siècle au début du XXe siècle, c’est ce que propose Grenoble, visions d’une ville, au musée de l’Ancien Évêché à Grenoble. Au travers d’une centaine d’œuvres, peintures, estampes et dessins, pour la plupart signés d’artistes célèbres (dont Turner, Fantin-Latour, Jongkind, Achard, Flandrin, Debelle…), cette exposition permet de suivre l’évolution de la cité à travers le regard que les artistes ont porté sur elle en un peu plus de trois siècles, mais aussi (et surtout) d’admirer la diversité des représentations picturales, d’autant que la sélection présentée ici offre de belles découvertes. Car il ne s’agit pas de simples vues de la ville, mais bien de « visions » originales et personnelles à chaque artiste, comme le souligne le titre. L’exposition s’accompagne d’un ouvrage aux éditions Glénat (par Isabelle Lazier).
Jusqu’au 14 avril 2008. Tél. : + 33 (0) 476 03 15 25. Site Internet : www.ancien-eveche-isere.com

François-Joseph Girot semble pour sa part attaché aux scènes de rues où prennent place des enfants, dont il suggère l’origine sociale par un travail subtil sur le traitement de la forme et de la couleur des costumes. Avec Les quais de l’Isère à Grenoble, Jules Flandrin, lui, s’affranchit des codes académiques. Largement influencé par le travail du groupe des Fauves dont il fait partie, il livre une vue dépouillée reposant essentiellement sur la couleur et un jeu simplifié de lignes presque géométriques. Le paysage de Grenoble se dissout pour ne laisser au regard que la rivière, les quais, la silhouette du clocher Saint-André tant de fois représentée et la montagne masquée par un rideau de brume, car il règne une chaleur accablante.
En quatre siècles, la physionomie de la ville a profondément changé. Rues, places, quartiers, berges de l’Isère ont évolué au fil des transformations urbaines, des modes de vie et d’activités. Si les images léguées par les peintres entre le XVIe siècle et le début du XXe siècle laissent entr’apercevoir quelques phases de ces modifications, il ne faut pourtant pas leur accorder une trop grande valeur historique. Ces visions obéissent en effet à la fois aux courants de représentation de la ville et du paysage urbain, aux écoles artistiques et à l’imagination des artistes. Là réside la force de ces œuvres, capables d’attirer et de retenir notre attention tant elles sont toutes différentes et toutes uniques. Au final, elles nous invitent aussi à porter un regard neuf sur notre environnement urbain, respectueux de son histoire et de sa vie.

* Glossaire
XYLOGRAPHIE : technique consistant à reproduire des images, mais aussi des textes, par impression sur papier, à l’aide d’une presse à vis, d’une plaque de bois (xylos en grec) gravée, enduite d’encre. Le premier plan de ville date de 1474 et représente la cité allemande de Cologne. La typographie, inventée par Gutenberg au milieu du XVe siècle, remplacera peu à peu ce procédé long et qui ne permet pas de faire des reproductions en nombre.

ISABELLE LAZIER.

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