Christian Wasselin

Un balcon en montagne

Je suis en Italie et je me retiens de sauter de joie, mon verre de brunello à la main, car je crois bien avoir fini par trouver le sens du mot alpe. Remontons le temps. Jadis, quand je partais en vacances, mes parents et mes grands-parents m’emmenaient toujours dans les confins. Telle était en tout cas mon impression. Nous quittions Lille par le train en direction du Finistère, des Pyrénées, des Vosges, et j’éprouvais le sentiment étrange de partir pour un bout du monde, pour une frontière infranchissable. Au-delà du Finistère était l’océan infini ; au-delà des Pyrénées, l’Espagne ébouillantée ; au-delà des Vosges, le Rhin puis l’Allemagne des forêts les plus noires. Nous allions également rendre visite aux Alpes : au bord du lac Léman, dans le Vercors ou le Dauphiné, dans la région de Nice. Les Alpes, elles aussi, figuraient une barrière indépassable. Vues sur une carte, elles n’avaient pas cette allure inflexible des Pyrénées semées de chasseurs et de sentinelles. Courbées de la Méditerranée jusqu’à l’Europe centrale avec une certaine lascivité, elles se seraient presque prêtées à la conversation, à la caresse. Qu’y avait-il au-delà, qu’y avait-il de littéralement sublime ? Un beau jour, je me suis rendu en Italie par un singulier détour. En train jusqu’à Marseille. En hélicoptère jusqu’à Bastia. En car jusqu’à Bonifacio. En ferry jusqu’à la côte tunisienne. Par des chemins aventureux jusqu’au Caire. En bateau jusqu’en Sicile. J’ai vu Palerme et Syracuse, je suis remonté par la Calabre, j’ai fait un détour par Ostuni, blanche comme des glaciers portés à l’incandescence, je me suis arrêté à Sienne, à Mantoue, à Bergame. Ce fut un cortège d’éblouissements. L’Italie, c’était donc si beau ? Une clef me manquait néanmoins. Elle me fut donnée par un opéra dont le titre m’échappe aujourd’hui, où l’un des personnages, confusément amoureux de l’Italie sans y être jamais allé, s’interroge : « De quel balcon apercevoir le paradis ? » Eurêka ! Si l’Italie est une merveille démultipliée, le balcon, le mien, c’est bien sûr les Alpes ! À partir de ce jour, mon seul et unique souci fut d’aller en Italie saluer les Alpes, là, tout en haut, et d’escalader les Alpes pour voir l’Italie, là, tout en bas. J’ai dit unique, j’aurais dû écrire double. D’un côté le transport, de l’autre la métaphore. Mais le mot est le même, il s’agit toujours de se rendre au-delà. Aujourd’hui, là où se rencontrent la mer Ligurienne et la mer Tyrrhénienne, je viens de croiser une affiche m’invitant à visiter les Alpes italiennes. Quoi, des Alpes ? En Italie ? De quoi s’agit-il ? Je prends un guide, je me précipite sur l’index : massif de l’Argentera, Dolomites, chaîne de Sesvenna, Alpes noriques, rhétiques, carniques, jusqu’aux Alpes bergamasques. Des Alpes masquées ? Mais alors, des Alpes on verrait l’Italie où l’on verrait d’autres Alpes d’où, sans doute, une autre Italie où… Je croyais avoir vu les Alpes et les avoir saisies. Je croyais en avoir fait mon balcon idéal, or voilà qu’elles-mêmes se donnent à voir, qu’elles se démultiplient, qu’elles « s’abyment », qu’elles font de l’Italie leur point de vue, leur point de départ ! Je suis en Italie, je croyais avoir fini par trouver le sens du mot alpe, et voici qu’il se dérobe, qu’il se détache. Les Alpes seraient-elles une théorie de balcons, un éparpillement de loges et de baignoires conduisant, dérive après dérive, sommet après sommet, vers le toit du théâtre ? Il est vrai qu’au théâtre, plus haut que les balcons il y a le paradis. Des Alpes il est permis de voir le sommet du monde et son au-delà, c’est ce que j’ai compris aujourd’hui. 

Christian Wasselin, collaborateur à Opéra international et rédacteur en chef de Fantastique, le journal en ligne des concerts de Radio France.

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