L’Alpe 46 : Le carnet de voyage d’un Piémontais chez les cow-boys

Point de départ de l’enquête sur l’histoire de Bartolomeo Marino, ce texte a été traduit de l’italien par Guillaume Lebaudy d’après un fac similé du carnet original conservé depuis un siècle par la famille Degioanni. Bartolomeo Marino a continué d’y écrire après son retour d’Amérique, mais simplement pour y consigner les prêts d’argent qu’il faisait autour de lui à Vinadio.

Big-Pine Inyo C. Californie

Etats-Unis d’Amérique

Marino Bartolomeo

Récit du voyage que je vais faire de Big-Pine, Inyo, Californie, Etats-Unis d’Amérique.

Mercredi 10 novembre 1909

C’est le dernier petit-déjeuner que je prends à Big Pine avec la famille de mon associé. Après le repas, on a encore discuté un moment, et puis la diligence est vite arrivée pour m’emmener à la gare qui se trouve à 3 miles de la ville. A 8 heures du matin, j’ai payé 50 sous, la première dépense de mon voyage. Après les effusions du départ, des adieux et au revoir, j’ai quitté Big Pine pour la gare qui s’appelle Alvaro. Je suis arrivé à la gare, mais le train n’est pas encore là. Il me faut attendre une demi-heure. Oh  ! le train arrive. Je prends un billet qui me coûte 5,30 pour un petit trajet, c’est une petite ligne. Le cœur battant, je monte dans le train et je m’en vais.

Je suis très triste et très ennuyé par certaines choses  ; je suis heureux de partir et, d’un autre côté, très perturbé. Je pense à tout ce que je laisse derrière moi et à ce que je vais trouver demain. J’espère que je vais faire un bon voyage.

Le train s’en va et Big Pine est déjà presque hors de vue. Oh  ! Big Pine, avant que je ne te voie plus, je te dis tant et tant de fois «  au revoir, au revoir  », peut-être que je ne te verrai plus jamais, il y a à peu près 7 ans que je suis dans tes parages.

Je peux dire que j’en ai vu et vécu, si je peux dire, de toutes les couleurs, plus aigre que doux, à pied et à cheval, j’en ai fait du chemin à dos de cheval, j’ai vu bien des montagnes et de nombreux déserts, j’ai souffert de la chaleur et, bien des fois, de la froidure, j’ai aussi souvent respiré la poussière du désert. J’ai bien eu quelques moments de plaisir, mais bien des fois j’ai eu des malheurs et des peines  ; mais ceci importe peu, je t’aime quoiqu’il en soit, et je me souviendrais toujours de toi, et c’est presque avec regret que je te quitte. En attendant, oh  ! Big Pine, tu commence à t’éloigner, je te perds de vue, je ne peux plus te parler, alors je te dis adieu, encore une dernière fois  : le voyage commence par une belle journée. Le soir, après souper, j’ai mangé pour 35 sous et loué une chambre pour 50, dans un pays qui s’appelle Mina, dans les collines on ne voit ni herbe ni plante, mais de nombreuses mines. Le premier jour a passé, je vais dormir, je suis tout seul.

Jeudi 11

Je vais prendre le petit-déjeuner, je dois attendre presque pendant une heure après midi pour partir, le temps est froid, on dirait qu’il va se mettre à neiger. Cela fait une heure que j’ai pris le billet pour San Francisco, il m’a coûté 16,65. Je suis seul dans le train. Le soleil se couche, ici la terre est recouverte de neige. Il commence à faire nuit, je passe toute la nuit à voyager. Je vais manger un morceau et puis je vais dormir un peu.

Vendredi 12

Il commence à faire jour. Je suis à Sacramento. Je suis arrivé à San Francisco avant la mi-journée. Et je suis allé prendre une chambre dans un hôtel Italien. Après dîner, je suis allé faire un tour en ville, puis j’ai changé un peu d’argent et j’ai pris un billet pour ma traversée, cela m’a coûté 124, 50 jusqu’à Marseille.

Samedi 13

J’ai été mal renseigné, alors que j’étais en ville tranquillement, j’ai du refaire le billet et passer par une autre ligne. C’est le soir et je vais partir. Je suis dans le train et je pars de San Francisco, capitale de la Californie, je vais traverser toute l’Amérique, et passer toute la nuit à voyager.

Dimanche 14

Ce matin, je suis sur la montagne et dans les bois, la neige tombe à gros flocons, il y en a haut comme deux paumes, le train va tout doucement à cause de cela. Dans le train, j’ai vu d’autres italiens, mais je ne les connais pas.

Ce soir, nous sommes toujours dans le désert, la terre est encore couverte de neige. Il fait déjà sombre, le train est arrêté, quelque chose est cassé. Après deux heures d’arrêt, le train a redémarré, je passe la nuit entière à voyager, la nuit est fraîche.

Lundi 15

Le jour s’est levé, j’ai peu dormi, en ce moment le train passe le long d’un grand lac, je pense qu’on mettra plus d’une heure à le passer, on va tout doucement, je vais aller manger un peu.

Ce soir le train va toujours lentement, la terre est toujours blanche. La nuit est déjà bien avancée, le train roule rapidement, je dors plus ou moins bien.

Mardi 16

Il est très tôt ce matin, je suis fatigué, je n’ai pas pu dormir, il y a trop de monde. Le temps est frais, ici il y a de belles collines et de belles plaines, il est tombé plus d’une paume de hauteur de neige. Assez rapidement il fait nuit de nouveau, le train arrive, je vois des petits villages, de temps en temps il y a de belles plaines toutes blanches, je mangerais bien un souper, mais je dois être patient, je n’ai que du pain.

Mercredi 17

Le jour est arrivé, j’ai encore dormi modérément, le train a roulé vite toute la nuit, je vois de très belles plaines maintenant. Je crois que c’est ici qu’on fait les plus grosses récoltes de céréales, la neige continue de tomber.

C’est le soir, le temps est beau, la neige a fini de tomber, nous venons de traverser un grand fleuve, qui s’appelle le Mississippi. Il est 10 heures du soir, nous venons de partir d’une grosse ville appelée Chicago, j’ai changé de train.

Jeudi 18

C’est de nouveau le matin, j’ai vraiment mal dormi, le train est bourré de gens, je me sens très las. Maintenant c’est le soir, nous venons de traverser un grand fleuve, lorsque nous sommes passés sur le pont, le train à vapeur allait à petite vitesse, je pense que c’était dangereux. Nous sommes arrivés dans une grande ville appelée Pittsburgh, on a changé de train sans perdre de temps.

C’est la quatrième et dernière fois que nous changeons. Finalement nous sommes arrivés à la dernière ville, la plus grosse cité d’Amérique, c’est New York, à 4 heures du matin le 19.

Vendredi 19

J’ai passé toute la journée dans cette ville, c’est un plaisir de déambuler dans les rues, il y a tant de monde, d’automobiles, de trains et d’autres choses.

Samedi 20

Nous sommes le matin, après le déjeuner, on voit plein de voyageurs de tous les pays certains qui arrivent et d’autres qui partent.

Je partirai pour la France cet après-midi. Je suis monté sur le bateau à 4 heures, mais nous ne partirons pas à la fin de la matinée. Je viens de faire le premier repas sur la mer, si on pouvait manger comme ça durant tout le voyage.

Dimanche 21

Je viens de prendre le premier petit-déjeuner sur La Gascogne, à 6 heures le bateau est parti quand tout le monde mangeait.

Après manger, je suis sorti dehors voir pour la dernière fois la terre américaine.

Adieu ma chère et belle Amérique qui m’a tant fait souffrir et soupirer, mais je t’aime malgré tout et je me souviendrai toujours de toi et je te respecterai toute ma vie.

Oh  ! ma chère Amérique, je m’en vais, je commence à te perdre de vue, alors avec respect je veux encore une fois te saluer et te dire adieu et adieu encore une fois.

Nous sommes après le dîner, j’ai peu mangé, il me semble que la tête commence à me tourner, je crois que je ferai mieux de rester au lit.

Nous sommes le soir tard, je n’ai pas pu manger, le mal de mer m’a déjà pris, j’ai tout le temps la nausée et le mal de tête.

Lundi 22

Je suis toujours malade, je n’ai pris qu’un peu de café pour le déjeuner, je suis tranquille au lit. La mer est assez calme, mais malgré tout je suis mal. Après dîner, il me semble que ça va mieux, j’ai pris un peu de bouillon, le temps est très long.

C’est le soir tard, le bateau avance très bien, mais j’ai toujours envie de vomir.

Mardi 23

Je viens juste de me lever, j’ai pris un peu de café et rien de plus, j’ai toujours mal à la tête, la mer est très belle. Le docteur est passé et m’a donné une pilule contre la constipation.

Nous sommes après déjeuner, j’ai mangé un peu de bouillon et rien de plus. J’ai fait une petite balade sur le pont et puis je suis retourné me coucher. Nous sommes après dîner, le temps est froid, on ne peut pas rester dehors, j’entends quelqu’un chanter dans un coin, d’autres qui rient et d’autres qui gémissent.

Mercredi 24

Nous sommes en haute mer, le bateau saute et tangue, le vent souffle. Presque tous les passagers sont à l’intérieur. Je pense que nous avons fait un tiers de la traversée.

Si je veux aller un peu mieux, je dois rester au lit, je m’ennuie. C’est la nuit, j’ai été mal toute l’après-midi, j’ai vomi tout ce que j’avais mangé.

Jeudi 25

C’est le matin, le temps est affreux, j’ai pris un peu de café et rien d’autre. C’est midi, mais je ne peux rien manger, j’ai toujours envie de vomir et mal à la tête. Le docteur m’a fait prendre deux pilules  : voilà tout mon repas. La mer est mauvaise. Nous sommes le soir, j’ai passé toute la journée au lit, à vomir à tous moments, la mer est démontée par la tempête.

Vendredi 26

Je suis contraint à la diète, je ne peux rien manger, je suis bien fatigué. Le vent souffle, le bateau saute d’un côté et de l’autre, c’est une rude épreuve. C’est le soir maintenant, j’ai passé la journée au lit, je n’ai rien mangé, je crois que je vais vomir mes boyaux  !

Samedi 27

Je commence encore un autre jour, j’ai pris un peu de café, la mer est toujours démontée. Nous sommes après le déjeuner, j’ai pris seulement un peu de bouillon, je ne peux toujours pas me lever, si je veux aller mieux, le temps est bien long.

C’est la nuit, il me semble que le temps veut s’améliorer, j’ai un tout petit peu mangé.

Dimanche 28

Ce matin, je me suis levé, j’ai pris un peu de café et puis je suis sorti sur le pont, je me sens bien, presque tout le monde est dehors.

Je crois que dimanche prochain, je ne serai pas tout seul et j’irai à la messe. Nous sommes après le déjeuner, j’ai mangé un peu, je me trouve bien, le temps est à la pluie mais la mer est tranquille, j’ai passé toute la matinée dehors. Je crois que demain nous serons arrivés à terre, tous les gens sont contents.

Lundi 29

Après le café, j’ai retrouvé la santé, aujourd’hui c’est le dernier jour de mer. Le temps est à la pluie, mais tout le monde est dehors.

Nous sommes après le déjeuner, j’ai mangé un peu de bouillon et des haricots, je vais très bien, j’ai vu un bateau à voile, ce sont des pêcheurs du coin, la terre s’approche.

Il est 10 heures du soir, nous sommes en train d’arriver à terre, tout le monde est sur le pont à regarder les lumières, les bateaux, il y a longtemps que nous les avions vus. Nous avons encore passé la nuit sur le bateau.

Mardi 30

J’ai pris encore un peu de café et puis les gens se sont séparés, j’ai mis le pied sur la terre française à 6 heures et je suis tout de suite monté dans le train. Il y a beaucoup de monde, nous partons à 7 heures du (illisible : Avre ?) pour Paris. Je suis arrivé à Paris à 3 heures, je n’y suis resté qu’une heure, je n’ai pas eu le temps de me promener. Je suis parti de Paris à 4 heures pour Modane, Savoie, on a voyagé toute la nuit.

Mercredi 1er décembre

Je suis arrivé à Modane à 5 heures du matin. Frontière française, je m’approche du Piémont.

Nous partons de Modane à 7 heures direction Turin.

Nous sommes dans le tunnel du Mont Cenis, nous arrivons au premier pays piémontais. Oh  ! chère patrie, il y a tant de temps que je ne t’avais pas vue, j’étais très loin, mais j’ai toujours pensé à toi, et finalement j’ai encore eu la chance de te revoir.

J’arrive à Turin à 1 heure de l’après-midi et je pars à 2 heures 20.

Je suis allé déjeuner.

Je suis dans le train, je pars de Turin pour Cuneo.

Je traverse de beaux pays, je m’approche de Cuneo.

Je suis arrivé à Cuneo à 5 heures et demi et à pied avec mes bagages je suis allé à l’auberge des deux tenailles. Je suis arrivé à l’auberge et j’ai dîné, j’espère parler à quelqu’un de Vinadio, à force de voyager je me suis rapproché de ma pauvre maison, je n’aurais pas la chance de la retrouver comme je l’avais laissé. C’est ce que je regrette le plus, mais je dois l’accepter.

Jeudi 2

Je pars de Cuneo à 4 heures pour Vinadio, il fait un peu froid, je suis seul dans la voiture. Je suis à Borgo, je prends un peu de café, je m’approche de Vinadio. Je suis à Aisone, j’ai vu Vinadio. Mon cœur palpite.

Il ne me paraît pas possible que j’arrive à la maison de mes parents, je vais la trouver presque vide. Je suis au tournant de Guardiola, je regarde de part et d’autre, je ne reconnais pas Vinadio.

J’ai tourné les yeux vers le cimetière où repose ma pauvre mère. Finalement je suis arrivé à destination.

M. B.


2 commentaires sur “L’Alpe 46 : Le carnet de voyage d’un Piémontais chez les cow-boys

  1. Cela me fait penser à la nouvelle de Bernardo Axtaga, Deux lettres, où l’on voit deux vieux bergers basques au Nevada s’en retourner au pays. Ou tout au moins évoquer les rapports ambigus qu’ils entretiennent entre le vieux pays et le nouveau, l’autre. La trame du fils de l’accordéoniste du même Axtaga pourrait s’y rapporter aussi. De loin, sans doute, mais l’on ne voit que de loin.

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