L’Alpe 51 : Laurent Chappis, pour une villa Médicis des neiges

Entretien

L’architecte urbaniste Laurent Chappis invente la montagne du futur. À 95 ans ! Une vision prospective et rafraîchissante qui fait table rase des lourds aménagements et remet l’homme au cœur de la réflexion. Rencontre, en compagnie de son ami Jean-François Lyon-Caen, un autre architecte.

Comment voyez-vous l’avenir de la montagne et des stations de ski  ?

Laurent Chappis  : Il faut d’abord que je vous explique le processus qui va conduire à cette montagne humaniste et ensuite à une vision des Alpes européennes comme espace international où serait expérimenté justement la vision humaniste de la montagne. Lorsque j’ai commencé mes études à Courchevel en 1946, j’ai été confronté à une montagne socialiste car le conseil général qui lançait l’opération des Trois Vallées était issu de la Résistance et avait des idées de gauche. Il avait donc une vision d’aménagement destiné au plus grand nombre, surtout aux jeunes pour leur faire découvrir donc ce qu’est la liberté dont ils avaient été privés pendant cinq ans. Mais dès que Courchevel est sorti de terre, des promoteurs et des financiers se sont lancés dans la spéculation immobilière. Là ou, plus tard, dans d’autres pays, j’ai été immergé dans la montagne capitaliste parce que les stations étaient lancées par des gens en quête d’une rentabilité immédiate. Cela m’a fait réfléchir et je me suis dit qu’il devait y avoir d’autres voies. C’est ainsi que le terme d’humaniste s’est présenté à moi. J’ai lu beaucoup de philosophes, sur la question de l’humanisme. Je me suis rendu compte qu’en montagne on pouvait ne pas démolir ce qui existait mais concevoir une montagne humaniste, c’est-à-dire l’ouvrir à l’homme en tant que tel, en tant qu’individu face à la montagne. Ce qui ouvre des horizons. Par exemple, dans les premiers rapports que j’ai fait là-dessus, je me doutais qu’on me demanderait ce qu’on pouvait faire, dans une montagne humaniste. C’est pourquoi je suis allé voir quelles étaient les potentialités dans les différents pays alpins, en France, Suisse, Italie, Autriche, Allemagne et Slovénie. J’ai fait de nombreuses études et je me suis rendu compte qu’il y avait des différences énormes entre chaque pays sur le plan culturel. C’est assez paradoxal parce qu’entre la France et l’Italie on pourrait penser que la culture est proche, mais pas du tout ! Que ce soit au point de vue de l’architecture ou de la compréhension humaine de la montagne c’est très différent. Et quand on passe en Suisse ou en Autriche, c’est encore plus différent !

Sur le plan touristique, l’arc alpin ne possèderait donc pas une identité homogène  ?

L. C.  : Les Alpes forment un ensemble excessivement diversifié et, en travaillant à ces cartes, je me suis rendu compte que ce massif rassemblait la totalité des possibilités potentielles en montagne humaniste. Mais pour cela, il fallait raisonner à l’échelle de l’arc alpin, aussi l’idée m’est venue de les envisager comme un espace international de tourisme, de culture et de loisirs. De même que la Vanoise à l’échelle de la France, les Alpes européennes seraient un espace international à l’échelle des vingt-sept pays qui composent l’Europe. J’en suis là pour le moment, avec comme documentation de base la France, l’Italie et la Suisse sur lesquels j’ai fait des rapports, des cartes qui représentent un inventaire systématique des réalités du sol. Et Jean-François Lyon-Caen travaille sur l’Autriche parce que maintenant j’ai des problèmes de vue, or ces cartes sont très méticuleuses, c’est un travail de bénédictin ! Il restera à faire l’Allemagne et la Slovénie, ce qui permettra d’avoir une vue d’ensemble des potentialités de ces six pays qui composent l’arc alpin.

L’élaboration de ce concept d’espace européen passe-t-elle forcément par la cartographie ? Une simple réflexion n’y suffirait-elle pas  ?

L. C.  : Non, c’est un outil de travail indispensable pour nourrir le raisonnement, un support pour concevoir le projet.

Jean-François Lyon-Caen  : Avec ces cartes, Laurent dresse un état des lieux. La lecture topographique dit beaucoup de choses, à travers les courbes d’altitude, les zones enneigées, la variété du relief et des paysages, alpages, forêt, cultures, pente raide ou douce, etc. Avant de travailler sur une commande, il a toujours arpenté le terrain, à pied ou à skis, pour appréhender physiquement le territoire. Aujourd’hui, il ne peut plus aller sur le terrain, alors il le fait sur ces cartes…

L.C. : C’est encore un peu vague, mais afin d’apporter une proposition concrète pour mobiliser les esprits, j’ai proposé que chaque pays alpin construise une villa Médicis d’altitude. Si on leur proposait de choisir un site suffisamment évocateur qui permettrait à l’imagination d’être toujours en état d’émotion, et apte à sensibiliser tous les esprits, on pourrait imaginer dans chaque région une villa Médicis d’altitude où on recevrait des artistes de tout bord, dans toutes les formes d’arts.

Il existe quelque chose comme cela, à Banff au Canada, dans les Montagnes rocheuses, le Banff Center for Mountain Culture, une sorte d’université très centrée sur les pratiques artistiques, au cœur d’un parc.

L. C.  : L’erreur c’est de l’avoir laissé dans la ville ! Non, je pense à des sites isolés, comme le lac Crozet, dans la chaîne de Belledonne, une sorte de thébaïde. On laisserait toute latitude à la création, sans aucune contrainte urbanistique ou architecturale, ce serait totalement expérimental. L’intérêt consiste à passer outre les réglementations. Sinon, on aurait dans toutes les Alpes un chalet savoyard ou tyrolien, alors qu’il faut laisser l’imagination déborder, laisser chaque pays présenter sa vision d’une montagne humaniste, en exprimant sa culture propre. Cela créerait des confrontations, chacun voulant en permanence faire mieux que les autres  ! Ces villas Médicis, on pourrait aussi les étendre à toutes les sciences. À partir de là, plusieurs autres idées peuvent être mises en avant afin de mobiliser l’opinion publique. D’ailleurs, au plan touristique, ce serait intéressant, on pourrait visiter ces endroits, ce serait des lieux de rencontres.

Les acteurs politiques prêteront-ils l’oreille à un tel projet  ?

L. C.  : Je crois, oui. J’ai toujours été étonné de voir des politiques très attentifs à cela, mais ils n’avaient pas le pouvoir, ou les capacités financières, voire intellectuelles, pour faire le pas. Mais je reste convaincu que dans tous les pays on trouverait un Eric Boissonnas, par exemple, l’homme qui a fait Flaine.

Et qui seraient les Boissonnas d’aujourd’hui  ?

L. C.  : Des personnages de cet acabit, j’en ai rencontré plusieurs en Italie. Malheureusement, ils n’étaient pas en mesure de réaliser les choses par manque de financement. Je pense pourtant que si on apporte des idées nouvelles, on peut mobiliser l’opinion.

L’opinion, sans doute, mais c’est le politique qui a le pouvoir de décider et surtout celui de financer.

L. C.  : Moi, par exemple j’ai été très soutenu à l’époque de Courchevel par le ministre de la Construction, Eugène Claudius-Petit, qui était très ouvert à ces idées. Ensuite j’ai rencontré de nombreux préfets ou présidents de conseils généraux qui étaient demandeurs d’idées nouvelles. Mais ils n’étaient pas décisionnaires. Je reste convaincu qu’on peut toucher le président Sarkozy, ne serait-ce que par l’intermédiaire du président du conseil général de Savoie, monsieur Gaymard, qui a fait éditer mes écrits sans que j’ai demandé quoi que ce soit… Je pensais garder tout ça pour moi, pour occuper ma vieillesse  !

C’est le journal d’une vie que vous avez publié  ?

L. C.  : Oui  !

C’est énorme !

L. C. : Et plus j’avance, plus je me rends compte que je n’en suis qu’au début, alors que j’arrive à la fin de ma vie… C’est terrible  ! Je ne peux plus, tout seul. C’est pour cela que je travaille avec Jean-François.

J.-F. L.-C.  : Notre groupe de recherche accompagne Laurent dans la réalisation de ses cartes et par des échanges autour de ses réflexions. Nous allons organiser sous l’égide d’Hervé Gaymard une présentation des propositions qu’élabore Laurent, dans l’hiver ou au printemps 2011.

Effectivement, il a cette intelligence, une connaissance de la montagne, de sa culture, c’est quelqu’un qui est ouvert aux arts. Peut-être en effet l’un des rares politiques à pouvoir suivre un tel projet… Mais vous devez être une des seules personnes au monde à avoir une vision aussi large  ?

L. C.  : J’ai eu la chance de me trouver au bon moment, au bon endroit. J’ai commencé mon travail alors que l’aménagement de la montagne avec Courchevel venait juste de commencer et j’ai terminé avec une station en Italie où j’ai dû conseiller de tout démolir et de remettre des vaches et des moutons… C’était ridicule, ils ont fait faillite six fois de suite et ils m’ont finalement convoqué pour me demander ce qu’il fallait faire. Je leur ai dit d’arrêter tout. Ils ont continué quand même et fait faillite une septième fois. Maintenant, c’est une friche touristique, c’est la station de Bielmonte, à proximité de Milan. J’ai pu visiter toutes les stations et j’ai toujours trouvé des promoteurs ou des financiers, car je n’aurais pas pu faire tous ces voyages et ces études sur mes simples honoraires d’architecte. Un jour, par exemple, j’ai rencontré Agnelli, qui m’avait demandé un audit de sa station et il m’a demandé quel pays j’allais visiter ensuite. J’avais prévu d’aller en Colombie, au Venezuela, en Équateur… Il m’a dit : «  Je vous paie le voyage, la totalité, je m’en fous !  » – il parlait comme ça – «  mais je veux être le seul à avoir le rapport final.  » Mes clients ont toujours accepté de payer un supplément d’honoraires ce qui m’a permis de voyager dans le monde entier.

Et l’expérience que vous avez tiré de ces voyages se traduit aujourd’hui dans ce projet  ?

L. C.  : Exactement.

J.-F. L.-C.  : C’est la force de proposition du travail de Laurent Chappis qui importe. Se tourner vers l’avenir, ce n’est pas si fréquent aujourd’hui quand on parle de la montagne. On regarde fréquemment dans le rétroviseur, on a des visions mémorielles ou historiques et on a donc du mal à se projeter vers l’avenir. J’apprends beaucoup de nos échanges. Laurent appartient à une génération qui n’a fait que regarder devant. Si l’histoire l’intéresse, c’est pour avancer. C’est ce qui est singulier dans ce projet, et qui ouvre des pistes. Quand je le présente auprès d’organismes alpins, à la Convention alpine, à la Cipra, au commissariat à l’aménagement des Alpes, à des personnes qui ont une vision globale, ça nourrit leur réflexion sur l’avenir du massif. C’est une contribution importante parce qu’elle est adossée à toute l’expérience acquise par Laurent au cours de sa vie professionnelle.

Comment expliquez-vous qu’aujourd’hui, aménageurs, urbanistes ou architectes n’aient pas ce regard tourné vers le futur  ?

L. C.  : L’imagination n’est pas au pouvoir, elle l’a été pendant trois mois en 1968 mais cela n’a débouché sur rien. Je suis toujours étonné, les gens critiquent, ils disent que ça ne va pas, et on fait des petits arrangements pour essayer de pérenniser une œuvre qui appartient déjà au passé et ne peut se transformer. Mais des gens capables de dire  : « Je propose ceci », je n’en connais vraiment pas beaucoup. D’abord parce que peu de gens ont suffisamment d’expérience, j’ai des confrères qui ont fait une, voire deux, stations de sports d’hiver… Moi, j’en ai réalisé quatre en France, j’en ai étudié huit en Italie, et puis en Yougoslavie et en Bulgarie, alors évidemment j’ai nourri cette réflexion sur des bases qui ne sont pas critiquables. D’ailleurs j’attends toujours que quelqu’un critique mes bouquins, en me donnant des raisons…

Question de génération ou de société  ?

L. C.  : Je ne sais pas… moi j’ai eu la chance – je dis la chance parce que pour la plupart de mes camarades c’était un drame – de passer cinq ans en captivité, dans un camp d’officiers où toutes les cultures étaient représentées, des professeurs à la Sorbonne, des polytechniciens… On avait une vision globale étonnante et surtout on avait tout le temps de réfléchir, on n’avait d’ailleurs que ça à faire ! Cela compte beaucoup, dans une vie, car lorsqu’on est en activité, on manque de disponibilité pour la réflexion.

Cette capacité de création, est-ce qu’elle n’est pas aussi directement liée à cette résistance  ?

L. C.  : Peut-être.

Mais nous ne sommes plus dans une époque de résistance, mais plutôt de conformisme.

L. C.  : Totalement  ! Alors que cette insatisfaction et cette fragilité qu’on connaît en situation de danger aident à créer.

Peut-être n’est-ce pas par hasard si les gens issus de cet univers-là, de la guerre, de la Résistance, ont justement été à l’origine des expériences de création de stations en altitude ?

L. C.  : Courchevel a été lancé par des gens qui étaient des résistants. Le préfet Coldefy rentrait de déportation, le président du conseil général, Pierre de la Gonterie, était parti en Algérie, Pierre Cot, un crypto-communiste, avait aussi des idées de gauche, et moi-même, j’ai passé une bonne partie de ma captivité en baraque de représailles suite à des tentatives d’évasion. Ça forge quand même un caractère, c’est une expérience inouïe dans une vie  ! En tout cas, il est certain que même aujourd’hui, il reste des tas de choses à faire pour l’avenir de la montagne. Mais il ne faut pas continuer à perfectionner la bougie en croyant qu’on va découvrir l’électricité  ! Or en ce moment, on perfectionne la bougie… Alors qu’à mon avis, c’est avec la montagne humaniste qu’on doit découvrir l’électricité.

Et pourquoi la montagne ne pourrait-elle pas s’ensauvager  ? Parce que finalement, en regardant ces cartes, vous nous dites qu’il y a une concentration phénoménale d’activité économique, humaine, etc. Est-ce que l’avenir de ce petit territoire alpin n’est pas de se transformer pour redevenir une sorte de grand parc des Rocheuses avec uniquement de la forêt  ?

L. C.  : Alors là, on se heurte aux aspects financiers, économiques. Jamais un des pays alpins n’acceptera de faire un parc national en interdisant tout !

Non, je ne pensais pas à cela, mais simplement à un contexte économique qui verrait se retirer les investissements s’il n’y avait plus de neige, donc plus de skieurs.

L. C.  : C’est un vrai problème oui. L’avenir d’une station de sport d’hiver à 1 200 mètres d’altitude, que va-t-on en faire ? C’est typique des stations comme Courchevel, par exemple, qui n’ont pas été conçues pour l’été mais uniquement pour les sports d’hiver et qui ne peuvent pas s’adapter à une clientèle estivale. Ne serait-ce que parce qu’elles sont sous un réseau de remontées mécaniques, un maillage, or c’est ça qu’on voit d’abord, avant de voir la montagne.

C’est effectivement pénible de randonner en été au milieu des pistes qui défigurent le paysage…

L. C. : Bien sûr. Une station d’été a ses propres critères. C’est pour ça que dans les stations qui marchent bien actuellement, comme Kitzbühel en Autriche, ou Cortina d’Ampezzo, dans les Dolomites, on n’en part pas les skis au pied. On doit prendre une voiture ou un bus pour se rendre au départ des remontées mécaniques. Et dans la station, on y vit, tout simplement.

Un peu aussi comme à Chamonix, qui est certes devenu une véritable ville, mais c’est aussi une station pour l’alpinisme, en été…

L. C.  : Malheureusement, à Chamonix rien n’a jamais été maîtrisé, c’est ahurissant  ! Quand j’ai commencé le groupement d’urbanisme du Mont-Blanc, vers 1970, j’ai été confronté à Megève. Je suis allé à la Commune demander s’ils avaient un plan d’urbanisme. Ils ne savaient pas trop… Ils avaient confié ça une dizaine d’années plus tôt à un architecte de Saint-Gervais. Je suis allé le voir et lui ai demandé où il en était. Il n’y avait plus pensé ! Éh bien, chaque année à Megève on déposait trente-six permis de construire et il n’y avait pas de plan d’urbanisme  ! Alors le directeur de l’équipement m’a dit  : « Faites un plan d’urbanisme en urgence, pour convaincre les maires qu’il ne faut pas construire à tel ou tel endroit, qu’il faut protéger ici ou là. »

Finalement vous l’avez fait, ce plan ?

L. C.  : Bien sûr

Et a-t-il été appliqué  ?

L. C.  : Mais non, aucun des plans d’urbanisme n’a jamais été appliqué, jamais, nulle part. Prenez Courchevel par exemple. La station a été conçue pour 6 000 résidents et il y en a 30 000… Comme on ne peut pas élargir, alors on monte, en hauteur, ou alors on descend, en souterrain. À Courchevel, certains immeubles ont leurs dépendances sous la route. Il paraît que maintenant un urbaniste préconise de mettre des pots de fleurs, des ronds-points, toujours la même chose, quoi.

La bougie…

L. C.  : Exactement, on perfectionne mais ça n’éclaire pas plus.

J.-F. L.-C.  : Je crois qu’il y a dans le travail de Laurent Chappis, cette résistance, disons aussi ce non-conformisme permanent dans la manière avec laquelle sont abordés les projets de station. Le projet d’aménagement a aussi pour objectif de préserver la montagne alentour. Souvent on a dit que les urbanistes, les architectes et les aménageurs avaient bétonné la montagne. Lorsque je prend connaissance du travail des pionniers et leurs approches, ce qui les motive, c’est la préservation de la montagne. Elle est au cœur de leurs préoccupations. Il s’agit de faire au mieux l’aménagement pour le plus grand nombre, comme Laurent l’a dit tout à l’heure. Là il y a quelque chose comme un esprit de résistance, en tous les cas une préoccupation permanente entre aménagement et protection. Au lieu de répondre immédiatement à ce qu’on me demande, je remets ça dans une approche globale du territoire, en prenant si possible en considération les interactions et les contradictions de l’espace et du temps. Si on rapproche cette méthode d’élaboration du projet avec les pratiques d’aujourd’hui, on se dit que c’est devenu très rare, car, pour des raisons multiples, on a plutôt à faire dans le domaine de la commande à des organismes ou des gens conformistes.

L. C.  : Moi, j’ai eu la chance vraiment d’avoir toujours des clients très ouverts.

C’est une chance, mais quelle est la part de hasard  ?

L. C.  : Par la discussion je les amenais à mes idées, bien sûr. Quand j’ai commencé à travailler en Isère, j’étais payé au barème administratif, 50 % en-dessous du barème de l’ordre. Alors au bout de six mois, un an, j’ai dit au préfet que je pouvais pas continuer, que j’avais par ailleurs des promoteurs privés qui me payaient au barème de l’ordre. Alors il m’a dit : « Ne vous inquiétez pas, il n’y a pas de limite au prix de la compétence, vous décidez vous-même de ce que vous devez gagner et moi je me chargerai de vous les faire payer, et passant par-dessus le trésorier payeur général. » Il y a des caisses noires, partout…

Probablement est-ce la seule manière de s’en sortir, d’avoir des choses qui tiennent la route !

L. C.  : Vous savez, c’est un métier où on ne s’enrichit pas, architecte, quand on est honnête. Mais on vit pleinement, c’est ça l’intérêt. Et ce qu’il y a de certain, je le vois de plus en plus en avançant mon travail, c’est qu’il y a énormément de choses à faire encore. Il faut réfléchir à l’avenir.

Et qui voyez-vous d’autre qui travaillerait un peu dans ce sens-là  ?

L. C.  : Justement, je n’en connais pas, c’est ça le drame  ! Même des jeunes que j’ai formés comme ce jeune architecte, Pierre Rieussec. Mais il n’a jamais eu l’occasion de faire une station de sports d’hiver. Il construit des petits chalets en montagne, c’est tout.

Oui, parce qu’aujourd’hui on n’est plus dans une période de création de stations de sports d’hiver. Mais peut-être qu’il pourrait lancer votre idée d’espace international, ou autre chose  ?

L. C.  : Oui, mais il ne peut pas plus que moi je ne le pouvais quand j’exerçais. Il faut être à la retraite, pouvoir prendre le temps de s’étendre sur son lit et se demander comment on va résoudre ça. Il faut être disponible, quoi ! C’est très difficile quand on travaille, de faire la juste part entre toutes ses activités. En fin de compte on est toujours mangé par la vie professionnelle.

Comment faire alors ? S’il faut avoir comme vous à la fois l’expérience et le temps de réfléchir, ce n’est pas un jeune architecte qui peut changer les choses…

L. C. : C’est vrai. C’est un peu compliqué. Ou alors il faut d’un côté la tête pensante, et de l’autre le bras !

J.-F. L.-C  : Aujourd’hui, la commande, en matière de projet, elle n’existe pas vraiment. Alors que Laurent a été confronté à des commandes de stations, et dans le même temps il y avait des commandes liées à la création du parc national de la Vanoise, projet auquel l’architecte urbaniste Denys Pradel, qui a d’ailleurs fait équipe avec Laurent pour démarrer Courchevel 1850, avait été associé. Ce n’était pas à proprement parler un projet d’architecture et d’urbanisme, mais un projet d’aménagement inscrit dans des visions politiques nouvelles. Aujourd’hui, des projets, tels que ceux liés à un ensauvagement de la montagne, existent, comme les projets portés par ce que la Convention alpine dénomme «  zones de tranquillité  ». Est-ce que dans l’espace français, ce type de projet est porté politiquement  ? Est-ce que des professionnels comme Pierre Rieussec ou des étudiants que l’on peut former en architecture, voire dans d’autres disciplines qui adhéreraient à ce type de vision, et ayant les compétences aussi dans ce domaine-là, arriveraient à s’exprimer comme cela semblait possible auparavant  ? N’est-il pas nécessaire que quelqu’un, un maître d’ouvrage, un politique, leur propose une commande, ou alors qu’entre des concepteurs, des maîtres d’ouvrage, des politiques, il y ait des rassemblements pour échanger des idées là-dessus, pour que les idées, les propositions puissent émerger  ? Il n’y a pas beaucoup de lieux de débats sur ces questions-là, aujourd’hui…

L. C.  : Comme je vous le disais, ce qui m’a formé c’est la captivité. S’opposer… Les tentatives d’évasion, c’était pour montrer que je n’étais pas d’accord, pour dire : «  Je veux jouer mon propre jeu.  »

On n’est plus dans une époque de rébellion, par conformisme ou confort mental.

L. C.  : Oui, la vie actuelle ne s’y prête pas et moi ça m’a toujours servi d’être un rebelle du tourisme, comme on m’appelait, un rebelle des loisirs.

L’anarchitecte, comme disait le journaliste Philippe Révil  !

J.-F. L.-C.  : C’est joli comme expression… Mais en ce moment, en plus, on n’en est plus à construire. Après-guerre, on était dans un élan, une dynamique de construction, qu’elle soit mauvaise ou non. Or maintenant on se demande si on doit faire tabula rasa, tout détruire… Le problème est différent aujourd’hui  !

L. C.  : C’est très complexe, parce qu’on est dans une époque de transition, avec des problèmes économiques. Il est certain qu’avec le réchauffement climatique… Enfin, on dit qu’on en a pris conscience il y a une quinzaine d’années, mais j’ai relevé en 1945 sur des cartes au 1:20 000 l’emplacement des glaciers et quand je faisais la comparaison sur le terrain quinze ans plus tard, dans les années 1960 donc, c’était évident qu’ils étaient déjà en régression  ! À Courchevel, la première piste de descente qu’on a tracée avec Jean Blanc descendait jusqu’à Bozel, à 800 mètres d’altitude, il ne nous venait pas à l’idée de la tracer sur la Lauze, en montant. Non, on pouvait tracer en descendant parce qu’il y avait de la neige pendant quatre mois, à Bozel. Alors que maintenant, on s’arrête à 1 300 mètres, 1 400 mètres, c’est la limite. Mais on trouvera des solutions, je suis axé sur ces problèmes-là, non pas transformer ce qui existe, mais qu’est-ce qu’on fera dans l’avenir. Parce que transformer l’existant, j’avoue que jusqu’à présent je ne trouve pas de solutions et puis ça ne me passionne pas, parce que je crois que c’est un faux problème. Il y a eu des friches industrielles, on en a transformé en musée. Et il y aura des friches touristiques, alors pourquoi ne pas les exploiter  ? Aux États-Unis il y a ces fameuses cités de chercheurs d’or, des villes fantômes. Elles ont été ressuscitées et c’est passionnant de les visiter. Peut-être que dans les stations ça sera la même chose, on dira voilà vous allez revivre ce qu’on vivait au milieu du XXe siècle.

J.-F. L.-C.  : Tu te demandes ce qu’on fera dans l’avenir par rapport à la montagne. Dans ces cartes et tout ce travail, tu notes les zones enneigées, mais ce serait intéressant que tu développes. Que peut-on faire avec la neige, même s’il y en a moins  ? Toi tu es skieur et montagnard, mais il y a plein d’autres activités, qu’on n’imagine peut-être pas aujourd’hui. C’est intéressant de dire ces choses-là parce que ça donne un sens à ce que l’homme peut faire en montagne en toute saison. Si l’enneigement se réduit, il y en a quand même un peu, donc on en fait autre chose ? La neige c’est important. J’ai quelquefois des étudiants qui viennent de régions non alpines et leur découverte de la neige révèle cette magie du sol qui est recouvert et qui disparaît… Nous, nous sommes peut-être blasés parce que nous évoluons au quotidien dans cet univers. Mais ces découvertes par d’autres yeux fait voir les choses différemment. Comment la neige participe-t-elle d’une activité sociale, économique et rythme la vie d’un territoire et de communautés humaines ?

C’est une perception très contemporaine, non  ? Parce qu’au fond la neige était un ennemi avant que le ski n’arrive. Donc, qui peut dire si demain la neige ne redeviendrait pas quelque chose contre quoi on a envie de lutter  ?

L. C.  : C’est possible… On ne peut raisonner que sur le présent. Ce qu’il faut surtout, à mon avis, ce n’est pas extrapoler le présent, c’est essayer d’inventer l’avenir en considérant que dans les deux prochaines décennies il y aura encore de la neige. Ensuite, une montagne sans neige et sans glaciers, c’est un autre problème.

Ce sont nos petits enfants qui s’en occuperont.

L. C.  : Eh oui  !

Il est vrai que la neige reste magique, surtout pour une population de plus en plus citadine. Si elle a été une contrainte autrefois, et parfois encore aujourd’hui, de là à dire qu’on aura envie un jour de lutter contre elle… Surtout avec toutes les techniques modernes…

L. C.  : Malheureusement, on n’a pas su utiliser cette magie à bon escient dans la conception des stations de sports d’hiver. On a souvent conçu des stations pour la voiture, pas pour les skieurs. C’était typique à Val Thorens. Le plan initial, c’était un plan routier avec des voitures, sans se préoccuper des skieurs à l’intérieur de la station. Il a fallu reprendre les choses en main pour essayer d’y réintégrer un peu sa vocation hivernale…

Voilà encore un rebelle  !

L. C.  : Val Thorens a été un cas d’école, Les Ménuires aussi, étonnant ! Lorsque j’ai commencé les études et que la Caisse des dépôts est venue avec ses architectes, Labourdette et Manneval, ils m’ont demandé d’aller sur le terrain. Quand on est arrivés à Saint-Martin-de-Belleville, aux Ménuires, oh là… ils n’étaient jamais allés en montagne, ils se sentaient mal à l’aise… Et quand on était sur le plateau des Boyes, ils m’ont dit : « Ça va, on redescend ! » Ils ont construit le plan de Belleville le cul sur un tabouret, à Paris, sans avoir vu le site, sans avoir chaussé les skis, alors les résultats… Comment pourrait-il en être autrement  ?…

Est-ce que vous n’avez pas l’impression que dans des pays vraiment alpins, en Suisse et en Autriche, il y a quand même une conception différente, parce que justement faite par des gens qui ont une connaissance intime de la montagne  ?

L. C.  : Certainement, et c’est pour cela que l’ambiance est très différente. Reste que c’est toujours la même chose, il n’y a aucune évolution.

Même s’ils ont une sensibilité plus forte à cet environnement ?

L. C.  : Je ne connais pas en Suisse ou en Autriche de station troisième génération. J’en ai notamment étudié en Autriche, où j’avais été contacté par la comtesse Foscari, propriétaire des terrains de chasse de l’archiduc Maximilien d’Autriche, des terrains qui s’étendaient jusqu’à 2 500 mètres, magnifiques. Elle m’avait convoqué pour me demander si on pourrait y faire quelque chose, une station de sports d’hiver. Il s’agissait d’un site remarquable, avec cette architecture rococo, fin XIXe, des chalets de chasse, des petites résidences. Je lui ai dit  : « Tous les Américains et les Japonais vont venir… Gardez cet héritage tel qu’il est  !  » Éh bien, elle m’a répondu  : «   Monsieur Chappis, je n’osais pas espérer que vous me disiez ça  !  » Et les terrains de chasse de Maximilien sont restés ce qu’ils étaient.

Et il y a des Japonais et des Américains dans les petits pavillons de chasse ?

L. C.  : Non, elle se contente d’y recevoir des amis.

Et votre projet d’espace européen, qui met l’homme en valeur, ne va-t-il pas à l’encontre des parcs nationaux actuels, où fondamentalement on n’accorde pas plus d’importance à l’homme qu’à la fourmi ou au gypaète barbu…

L. C.  : Exactement. Mais pour le moment, j’en suis encore à un stade de réflexion, ce n’est pas encore mûr, ça vient tout doucement…

J.-F. L.-C.  : Ce sera sans doute une approche différente que celle développée autour d’un parc national.

L. C.  : Oui, d’abord il y aurait une compétition entre les différents pays pour faire quelque chose qui soit vraiment de chez eux. Et pour de jeunes architectes, concevoir une villa Médicis à 1 800 mètres d’altitude, c’est un programme formidable  !

Il faut demander à l’architecte allemand visionnaire Bruno Taut de revenir pour faire ces architectures de verre ! Pour faire coexister l’homme et la nature en montagne…

L. C.  : Tout à fait, comme c’était le cas autrefois. En tant qu’homme, en tant qu’individu, pas en tant que collectivité.

Maintenant on est entre deux extrêmes. Comment fait-on coexister le loup et la brebis  ? C’est un peu la quadrature du cercle…

L. C.  : Mais c’est un faux problème. Vouloir remettre des loups là où ils ont disparu… pourquoi pas remettre des dinosaures  ?!

Il y a pourtant une demande dans ce sens… Enfin, les loups, pas les dinosaures !

L. C.  : Cette demande, c’est encore du capitalisme, on résout un problème financier, on exploite.

J.-F. L.-C. : Est ce que le projet d’espace international pour les Alpes ne devra pas contribuer à répondre à cette question du lien de l’homme avec la nature  ? Ne s’agit-il pas d’imaginer des réponses à la résolution du bien-être individuel, confronté au plus grand nombre, dans des espaces aux équilibres fragiles ? Et les projets et lieux évoqués précédemment telles que la villa Médicis ou les zones de tranquillité destinées à l’accueil de visiteurs, personnes isolées dans la montagne, ne concernent-ils malgré tout le grand nombre  ? Le temps des stations de sports d’hiver t’a obligé à travailler sur le grand nombre, mais aujourd’hui et demain, cette question ne sera-t-elle pas toujours posée  ? Et de façon exponentielle, en plus.

Et si cette question du grand nombre ne se posait plus demain  ? S’il y avait une désaffection du public pour la montagne  ?

L. C.  : C’est possible, ce sont des hypothèses. Vous soulevez un problème, mais qui y pense  ? C’est pourtant une hypothèse envisageable. Il faudrait qu’il y ait une sorte de brain trust où on examinerait toutes les solutions.

Je crains que cela ne soit pas à l’ordre du jour. Il faudrait que vous organisiez une grande conférence. Il me semble qu’il y a un projet d’états généraux de la montagne à Chambéry.

L. C.  : Oh, c’est pénible, on ressasse le passé, c’est tout ! Moi, je ne peux plus assister à ce genre de chose, physiquement ça m’éprouve et puis à quoi ça sert  ? On ressasse, on dit qu’il faut qu’on change mais qu’une personne dise : «  Voilà ce qu’on peut faire  », ça, j’ai jamais vu. J’avais fait une conférence à Turin, une sorte de conseil de la montagne, on m’avait donné comme intitulé : «  Quand il n’y aura plus de neige que pourra-t-on faire  ?  » Ils y pensaient déjà depuis vingt ans. Je leur ai répondu  : «  Ce n’est pas mon problème actuel, aujourd’hui il y a de la neige, alors je résous les problèmes avec la neige.  »

Il n’y a plus d’utopie  ?

L. C.  : Une utopie ? C’est simplement ce qui n’a pas encore été réalisé…

… et qui a donc vocation à l’être ! C’est pour cela que vous êtes encore dans l’utopie  ?

L. C.  : Parce que je suis peut-être un peu en avance. C’est tout de même un paradoxe qu’il n’y ait pas un jeune de 30 ans qui fasse ce que je fais. Je me dis souvent «  Pourquoi moi, à 94 ans, je dois penser à ça  ?  » Sans doute parce que ça me permet de passer le temps…

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR PASCAL KOBER ET DOMINIQUE VULLIAMY
LE MARDI 10 NOVEMBRE 2009 À CHAMBÉRY

À lireL’anarchitecte. Laurent Chappis rebelle de l’or blanc, par Philippe Révil, éditions Guérin, 2002.

• Les écrits et les cartes de Laurent Chappis, intitulés Ma montagne, du rêve à la réalité, sont publiés en micro-édition par la Fondation pour l’action culturelle internationale en montagne (Facim). Aux cinq volumes déjà édités (2003 à 2009), trois autres viendront bientôt s’ajouter.

Parcours d’un visionnaire

Né en 1915 à Aix-les-Bains, Laurent Chappis débute des études d’architecture à Grenoble où il se découvre une passion pour la montagne et le ski. Il poursuit à Paris une formation à l’urbanisme et à l’architecture qu’il termine en captivité (1940-1945). Puis il entame une carrière vouée à l’aménagement des sites de loisirs en pays de neige. Le département de la Savoie lui confie une double mission : repérages pour l’aménagement des Trois Vallées et conception d’une station nouvelle à Saint-Bon-Tarentaise. Ce sera Courchevel 1850 dont il sera l’urbaniste en chef jusqu’en 1959. Il y invente le concept de « station nouvelle » implantée à l’altitude des alpages et à la convergence des pistes de skis. Il définit des principes d’aménagement fonctionnels et respectueux du milieu alpestre. Laurent Chappis travaillera à plusieurs projets de stations (Méribel, Mottaret, Tignes, La Rosière, Le Revard, Roche-Béranger, Flaine, Les Sept-Laux) et à la recomposition de sites déjà équipés. En 1962, il conteste pourtant le Plan neige qui opte pour les stations intégrées et imagine un autre type de développement, avec des structures d’accueil édifiées là où est établie la vie rurale. Cette vision l’éloigne de la commande publique française. Il est en revanche appelé dans le monde entier (Italie, Europe de l’Est, Argentine). Depuis cinq ans, il travaille à l’élaboration d’un «  projet de montagne humaniste ». À partir d’un état des lieux des réalités d’aujourd’hui, transcrites selon une cartographie personnelle, il poursuit des rêves nouveaux contribuant ainsi aux débats sur le devenir des Alpes.

Jean-François Lyon-Caen

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