L’Alpe 60 : éditorial

Les naturalistes qui traitent des montagnes sont-ils ennuyeux ? Certains le pensent ; certains le disent. Et il est possible que quelques savants eux-mêmes leur aient donné raison. Dès la fin du XIXe siècle, il fut de bon ton chez les hommes de science (et à défaut peut-être de laisser place aux femmes en ce temps) de promouvoir un discours aride et de marquer ainsi leur distance à l’égard des hommes de l’art qui excellent depuis longtemps à parler de la montagne sur un mode héroïque, poétique ou métaphysique. Pourtant, à bien y regarder il n’en fut pas toujours ainsi. Il y eut toujours (et aujourd’hui encore) des savants capables de rendre compte de leur passion, d’alimenter nos imaginaires et de satisfaire nos attentes esthétiques.

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Ce volume de L’Alpe rend hommage aux naturalistes d’autrefois et d’aujourd’hui. On leur doit beaucoup. Au moins autant qu’aux poètes comme Haller, aux philosophes comme Rousseau ou aux peintres comme Wolf. De Vinci à Wegener en passant par Humboldt et Dolomieu, les savants ont nourri, siècle après siècle, notre imaginaire contemporain de la montagne. Il faut dire que des générations de botanistes, de géographes et de géologues se sont persuadé que la connaissance de la nature passait par la montagne.

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Dans cette histoire, les Alpes ont longtemps eu le beau rôle. Elles sont à un jet de pierre de cités dans lesquelles cette curiosité nouvelle pour la nature voit le jour et prend forme. Bâle, Zurich et Milan d’abord, Berne, Genève, Vienne et Venise ensuite. Au XVIIIe siècle, les Alpes deviennent le laboratoire des naturalistes européens avant se transformer, en partie sous leur influence, en terrain de jeu du continent. Car c’est bien la passion pour la science qui conduit Saussure au sommet du mont Blanc. Et cette passion pour la haute montagne, il la transmettra, comme par contamination, à des générations de chercheurs et d’alpinistes.

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Les savants ont certes alimenté nos représentations contemporaines. Mais on leur doit aussi des productions d’une beauté stupéfiante. Cartes, coupes, aquarelles, la science a besoin d’images pour construire, stabiliser et communiquer son discours. Et ces images sont tout autant capables d’alimenter nos imaginaires que de satisfaire nos sens. Les Alpes et les montagnes doivent ainsi beaucoup aux savants qui leur ont donné le beau rôle dans les nouvelles cosmogonies qui émergent à partir de la Renaissance. Ils en ont forgé quelques-unes des plus belles représentations. Au moins autant que les clercs et les artistes, les naturalistes ont fait des Alpes de superbes objets de pensée.

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 Bernard Debarbieux
Professeur de géographie à l’université de Genève

 

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