L’Alpe 01 : gens de l’alpe

Par Jean-Claude Duclos

Directeur-adjoint du parc naturel régional de Camargue jusqu’en 1981, Jean-Claude Duclos est actuellement directeur-adjoint du Musée dauphinois à Grenoble, au titre de conservateur en chef du patrimoine. Concepteur de musées et d’expositions, il est l’auteur d’ouvrages et d’articles sur différents domaines touchant à l’ethnologie du monde rural (pastoralisme, transhumance), aux Alpes et à la muséologie.

Illustration originale de Hervé Frumy pour L’Alpe.

L’altitude, la pente, le froid, l’isolement… autant de contraintes que des communautés décidèrent un jour d’affronter. Par nécessité ou par choix. Furent-elles refoulées des vallées et des plaines par un envahisseur particulièrement redoutable ? Voulaient-elles, en montant à l’assaut des montagnes, conquérir de nouveaux territoires ? Toujours est-il qu’il y a quelque trois millénaires, des groupes commencent à s’installer, entre 1 200 et 2 000 mètres sur les hauteurs de la montagne alpine.

À de telles altitudes, les hommes ne peuvent se passer ni de l’animal, ni d’une forte organisation collective fondée sur l’entraide. Ainsi réussirent-ils à s’affranchir de toutes les contraintes : celles de l’altitude et de la pente en se déplaçant au gré des saisons à la recherche des meilleurs pâturages ; celles du froid et de la longueur de l’hiver par un habitat ingénieusement adapté ; celles enfin de l’isolement par de fréquents déplacements, des échanges commerciaux et des migrations saisonnières.

Ce n’était probablement pas un paradis. Mais un équilibre fut atteint dont le Musée dauphinois conserve aujourd’hui les vestiges. Datant principalement des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, ces traces témoignent de la civilisation aujourd’hui disparue des gens de l’alpe. Car, même si d’autres montagnards leur ont succédé, une mutation générale de la société s’est produite au début du XXe siècle, entraînant la fin de leur existence. Les connaître, les comprendre, savoir comment ils parvinrent à satisfaire tous leurs besoins (alimentaires, familiaux, sociaux, spirituels, esthétiques…) d’êtres humains peut constituer un moyen de réfléchir sur soi et sur ses propres rapports à l’espace, au temps et aux autres.

Le Queyras comme modèle

Les collections alpines du Musée dauphinois ont été recueillies, comme il se doit, en Dauphiné mais surtout dans l’une de ses hautes vallées : le Queyras. Hippolyte Müller fonde ce musée en 1906 et fait très vite de cette région du Briançonnais l’un de ses principaux terrains d’action. La beauté, la variété, l’ornementation des objets qui en proviennent, autant que les dates et les inscriptions qu’ils portent bien souvent, l’incitent à y aller prospecter lui-même et à constituer des séries.

Illustration originale de Hervé Frumy pour L’Alpe.


Dès 1917 et par la suite, il multiplie ses collectes, ramenant des quantités d’objets, de photographies et d’enquêtes, nouant avec la population de véritables rapports d’amitié. Il note que Saint-Véran (2 040 mètres) est « en Europe occidentale, l’habitat permanent le plus élevé ». Même si ce record mérite un commentaire (voir l’encadré sur les villages d’altitude), il ne peut être reproché à Müller de reconnaître dans ce village un modèle d’interprétation. Vivre à plus de 2 000 mètres d’altitude pose en effet partout des problèmes semblables. Les solutions que trouvèrent à Saint-Véran les générations qui s’y succédèrent depuis l’âge du cuivre constituent autant de réponses et de points de comparaison riches d’enseignements tant pour la connaissance des Alpes que de la montagne en général.

Pour de nombreux chercheurs français et étrangers, le Queyras demeure ainsi l’un des lieux privilégiés des Alpes pour l’étude des populations de la haute montagne. Les conservateurs qui suivirent Müller à la tête du Musée dauphinois n’ont jamais cessé de confirmer la pertinence de ce choix. Tous les objets présentés dans l’exposition Gens de l’alpe ne proviennent pas pour autant du Queyras. Il en est aussi de l’Oisans, du Gapençais ou du Vercors. C’est véritablement de l’ensemble des Alpes dauphinoises qu’images, objets et témoignages viennent, dans cette exposition, tenter de restituer la vie de ces gens de l’alpe.

Les nécessités de l’organisation collective

Tandis que des villages commencent à apparaître au-dessus de 1 000 mètres, il y a quelque 3 000 ans, l’agriculture est déjà pratiquée depuis longtemps dans les plaines et les vallées. Leurs habitants, dont l’herbe est la principale ressource, se sont spécialisés dans l’élevage. En altitude, point de salut sans l’animal. Grâce à la chèvre, au mouton, à la vache, au mulet, des nécessités comme se nourrir, se réchauffer, se vêtir, se déplacer, porter, fumer la terre, tirer l’araire ou la herse, disposer de produits d’échanges tels la laine, le fromage, la viande ou la peau, peuvent être satisfaites. Or, pas d’animaux sans herbe et pas d’herbe en altitude sans une économie savamment réglée sur les saisons et les déplacements. Car pour faire pâturer l’herbe de la montagne au moment où elle est la plus nourrissante, il est nécessaire de suivre sa croissance au fur et à mesure que l’altitude s’élève et de conduire ses troupeaux par étapes, des plus bas aux plus hauts quartiers. C’est dans l’alpe, le pâturage le plus élevé, celui qu’on appelle aussi couramment « la montagne », qu’hommes et bêtes vivent durant l’été le moment d’abondance du cycle de l’année. Aussi, la vie entière des communautés de montagne a-t-elle toujours dépendu de cet espace d’herbe, l’alpe, et des déplacements pendulaires qu’impose son usage, du village à l’alpe et de l’alpe au village.

Illustration originale de Hervé Frumy pour L’Alpe.


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