L’Alpe 06 : le dernier tango à Quart-Villair

Par Alexis Bétemps

Linguiste, président du Centre d’études franco-provençales René Willien, il a été responsable du Bureau régional d’ethnologie et de linguistique (BREL). Auteur d’articles sur la situation linguistique et la civilisation agro-pastorale du Val d’Aoste, il est actuellement directeur de la gestion des biens culturels de la vallée d’Aoste.

Patrimoine de l’humanité, les Alpes viennent, une fois encore et grâce à une découverte récente, d’apporter un jalon d’importance pour la compréhension de l’histoire et des coutumes de l’Europe d’avant la guerre nucléaire. Désormais préservée grâce à la création d’un parc archéologique, cette région recèle en effet un nombre considérable de vestiges propres à révéler encore bien des aspects d’une civilisation disparue.

Jadis hantées par des dragons et des sorcières, dont nous ne désespérons pas de trouver un jour des ossements, les Alpes furent habitées par des paysans obstinés qui cultivaient la terre jusque sur les pentes les plus abruptes, parcourues par des grimpeurs téméraires qui gravissaient les montagnes sans motivation apparente et sillonnée par des skieurs qui dévalaient leurs flancs à toute vitesse. Il ne faut donc pas s’étonner si cette contrée est d’une grande richesse archéologique. C’est à un touriste, Louis Barthélemy, de Villeurbanne, en vacances à Quart-Villair, faubourg d’Aoste-sur-Doire, que l’on doit l’incroyable découverte, dans une petite caverne, d’une bande de magnétophone. Ces bandes connurent une certaine diffusion entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe, date à partir de laquelle elles ont été remplacées par des supports électroniques plus complexes. Le document a été immédiatement remis à notre université. Une pièce importante de notre mémoire s’ajoute ainsi au patrimoine déjà recueilli, conservé dans nos archives et étudié par nos spécialistes. La guerre nucléaire, ne l’oublions pas, en démagnétisant les supports électroniques et en provoquant une invasion de mites papivores, a effacé 99 % de la mémoire terrestre ainsi que les deux mille huit cent vingt-deux langues recensées. Pour ne pas parler des pertes humaines et autres catastrophes qui ont profondément changé nos moeurs.

Une première analyse a révélé un chose étonnante : il s’agit là de l’enregistrement du dernier coït en patois franco-provençal. C’est dire l’extraordinaire importance de cette bande. Mais qui, parmi nos lecteurs, sait ce qu’est un coït ? Qui connaît encore le franco-provençal ? Quelques lignes d’explications s’avèrent indispensables. Pour ce qui est du coït, rappelons que plusieurs ouvrages scientifiques ont été consacrés à ce sujet (Beauséjour Alphonse, Histoire de la procréation : de la barbarie à la civilisation, éditions Monseuil, Dijon, 2321 ; Masterbrook John, Mais faisaient-ils vraiment ainsi ? Traduit du quetchoua, Paris, 2326 ; Duroux Paul, Copulation et urbanisation, éd. POUFF, Barcelone, 2342). Pour résumer, il s’agit d’une sorte de gymnastique liée à une procédure désuète de procréation. Quant au franco-provençal, ce parler gallo-roman (tout comme le français) a disparu à la veille de la guerre nucléaire. Le dernier locuteur, décédé en 2115 à l’âge de 102 ans, était un Valdôtain d’origine bantou, Victor N’Krounaz.

L’importance de la bande est double. Du point de vue ethnographique, elle témoigne d’un usage (le coït) abandonné depuis environ deux siècles. C’est donc une pièce majeure qui s’ajoute à notre abondante collection, rassemblée avec amour et patience par l’abbé Marteuret au lendemain de la guerre, et qui comprend des fragments d’essais scientifiques, des programmes de films et des photos dites «  pornos  » (notons que l’étymologie du mot est controversée. Elle semble toutefois liée au nom d’un alcool particulièrement répandu en France : le Pernod). En ce qui concerne l’aspect linguistique, cette bande témoigne d’un parler dont nous ne possédons que des bribes. Quand se décidera-t-on à effectuer des fouilles à Conflans, l’un des plus importants centres de la culture savoisienne au XXe siècle ? Voulons nous vraiment tout perdre à cause de notre insouciance ?

Ce document exceptionnel a donc été étudié par un groupe de chercheurs qualifiés. Toutefois plusieurs questions demeurent sans réponse. S’agit-il vraiment du dernier coït en franco-provençal ? D’après nos sources iconographiques, nous avons pu établir que le coït était essentiellement pratiqué par des jeunes en bonne forme. Ainsi, Victor N’Krounaz aurait probablement exercé son activité sexuelle, conformément aux moeurs de l’époque, dans les années 2030 à 2050. Il est permis de supposer que, déjà à cette époque, les patoisants se faisaient rares. Aurait-il pu rencontrer et séduire une partenaire patoisante ? Cela reste possible, mais fort improbable au plan statistique. Ces considérations nous font donc penser que la date du dernier coït en franco-provençal se situe au tout début du XXIe siècle, ce qui correspond à la datation de notre bande.

Certains éléments du dialogue nous laissent croire que le couple qui, sans le savoir, a rendu un grand service à la culture et à la science, ne devait pas être en pleine forme. « T’i ret comme un boc » (Tu es raide comme un bouc) dit la femme à un moment donné, ce qui évoque un homme d’âge mûr, un malade ou un blessé. A moins que cette phrase ne soit reliée à un ancien rituel que nous ignorons en l’état actuel de nos connaissances. En revanche, ce document ne fait que confirmer, au niveau ethnographique, ce que nous ont appris les expériences de coït effectuées en laboratoire par nos savants avec des résultats alléchants. Cependant, cet enregistrement apporte des précisions sur un point jusqu’ici controversé, concernant le passage des préliminaires à la pénétration. La bande semble confirmer l’hypothèse selon laquelle la pénétration (marquée par un petit « Ah ! ») se faisait au moment où l’excitation avait atteint son plus haut degré. Cette découverte démolit la théorie du professeur Blackbird, selon laquelle la pénétration s’effectuait sans préliminaires, qui auraient affaibli la puissance du mâle et empêché l’achèvement de l’opération.

La position des amants de Quart-Villair était la plus pratiquée dans la culture occidentale : l’homme couché sur sa partenaire. Un détail qui ressort d’une phrase prononcée par cette dernière : « Te m’agnaque lo queuqueun de drèite » (Tu m’écrases le sein droit). Ils étaient probablement nus (aucun froissement de vêtements n’est perceptible) et c’était la nuit. Au beau milieu des préliminaires, l’homme dit en effet : « Tchouè la leumiéye » (Eteins la lumière). Ce qui n’est pas sans poser un problème socio-culturel : pourquoi fallait-il éteindre la lumière ? La durée du coït, préliminaires compris, a été de quatorze minutes, ce qui rentre dans la norme connue et vérifiée en laboratoire. Les grincements de ressorts nous font penser qu’ils se trouvaient sur un lit en mauvais état. Nos amants ne vivaient manifestement pas dans le luxe, ce qui souligne l’aspect hautement démocratique du coït. Contrairement à ce que d’aucuns prétendent de nos jours, cette activité n’était donc pas un privilège de classe.

Mais nos amants étaient-ils vraiment de Quart-Villair ? Cette bourgade, qui n’était pas encore une banlieue de la ville d’Aoste, se trouvait déjà fortement italianisée vers la fin du XXe siècle et le patois n’était plus parlé par les habitants. D’où l’on peut déduire qu’il s’agissait d’un couple originaire d’une commune de montagne où le patois s’était mieux conservé. Selon toute probabilité, ils ne venaient pas de la même commune, comme nous l’apprend l’analyse linguistique. La femme avait un patois en o («  Féi po paèi… Pi todzen…  » ; Ne fais pas ainsi… Plus lentement) et l’homme en a («  Sara pa le tsambe  » ; Ne ferme pas les jambes). Mais ces nuances de langue ne devaient pas gêner la compréhension et, moins encore, le coït. Un autre détail nous confirme que le couple ne parlait pas tout à fait le même patois. La femme emploie le lexème oï pour oui : «  Veugno-dze ? Oï… Oï… Oï…  » (Est-ce que je dois venir ? Oui… oui… oui…). Alors que l’homme utilise le lexème oué : «  Oué… Paèi… Continua…  » (Oui… Comme ça… Continue…). Ce qui démolit une fois de plus certaines théories réactionnaires et démontre clairement que l’acte sexuel (fait culturel avant tout) était possible même lorsque les partenaires ne parlaient pas exactement la même langue. Quant à l’intonation des phrases (nous ne sommes pas de ceux qui minimisent l’importance des phénomènes suprasegmentaux), elle n’a rien à voir avec celle employée dans les conversations ordinaires, à table, sur les lieux de travail ou de loisirs. L’échange verbal est en effet entrecoupé de soupirs, gémissements et autres sons curieux difficilement classables.

Loin d’être pur, ce patois est truffé d’italianismes. Les interférences italien-franco-provençal sont de deux types. Il arrive que le mot italien soit traduit en patois sans que le sémantisme italien ne soit modifié. Par exemple : «  Ton pipi l’e panco pròou deur  » (Ton oiseau n’est pas encore assez dur). En effet, l’organe masculin s’appelait seublet en franco-provençal (littéralement : sifflet). En italien, l’éventail des mots était plus varié. Celui que la femme avait retenu était uccello (oiseau), qu’elle aurait pu traduire par aouzi en patois mais sa sensibilité linguistique l’a fait opter pour pipi, mot franco-provençal du langage enfantin pour oiseau. D’autre part, on trouve l’emploi d’un mot italien dans un contexte patois. Ainsi dans : «  Attén que beuttèyo ya la gonna queucar te me tcheuntche totta  » (Attends que j’enlève la jupe sinon tu me salis). Elle aurait en effet pu dire sardze (jupe), une toile que les femmes d’alors portaient autour de la taille et dont la fonction était probablement de couvrir le sexe. Pour le coït, elle devait être enlevée ou soulevée. Enfin, plusieurs mots italiens fleurissent le dialogue de nos patoisants : gonna, reggiseno, leasing, mamma mia, fa nèn il fol, serrande, self-control battello, pressing, calze di nylon, mastite et black-out. Un chercheur isolé soutient que fa nen il fol est de l’anglais, langue que malheureusement nous ne connaissons plus, mais très répandue, un peu comme le quetchoua de nos jours. Cette liste de mots revêt pour nous une grande importance car elle nous permet de mieux connaître l’italien dont les seuls témoignages parvenus jusqu’à nous sont un merveilleux petit livre intitulé Le tragedie di Vittorio Alfieri, Le canzoni del Festival di San Remo 1969, une partie de Il settantaquattresimo piano per gli interventi economici nel Mezzogiorno et le roman Furore de John Steinbeck, traduit du portugais.

Vous trouverez prochainement d’autres réflexions beaucoup plus approfondies sur cette bande dans un ouvrage érudit du professeur Val Helpen, Le système de parenté au XXe siècle chez les habitants d’une petite commune du Val d’Aoste, à paraître chez l’éditeur Martini de Bourg-en-Bresse. Dernière considération en guise de conclusion. On ne peut que regretter l’actuelle et fâcheuse tendance qui consiste à conserver les documents anciens dans des lieux peu accessibles au public qui se trouve ainsi privé d’une source précieuse d’enrichissement culturel. Ne pourrait-on par exemple envisager, parallèlement au travail de recherche sur cette bande, de proposer une traduction en vue d’une utilisation didactique dans nos écoles ? Il serait en effet judicieux que notre jeunesse puisse profiter des découvertes des savants, un tel document pouvant déclencher chez nos jeunes de nombreuses vocations.

Article tiré de la revue de divulgation scientifique L’Alpe retrouvée du 26 août 2352.

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