L’Alpe 06 : les prophéties d’Abel Cram Nellam

Par Marc Mallen

Ethnopastoraliste

(Tiré du Traité sur les transhumances imaginaires, tome VII, chapitre 40 : «  Discours au promeneur hélé  »)

«  Que vive la brebis qui gronde en chacun de nous  »

Anonyme

Aux pieds de l’Alpe tu es, aux pieds de l’Alpe tu resteras.

Stoppe ta marche et contemple.

Gravir n’est pas dominer, c’est un mirage de l’orgueil. Sache seulement que chaque petit pas intérieur est un grand pas pour ton humanité.

Ecoute. Toujours résonne la musique des sonnailles et le bêlement de la brebaille. Et pourtant, aucun bruit intérieur ne filtre. Car la brebis impose autour d’elle le règne du silence.

Et regarde maintenant…

Elle est là. Belle, magistrale et éternelle. Rivée à son bâton, comme enracinée au sol. Elle veille mais ne sommeille pas. Elle garde.

La bergère est là. Fille de l’alpe, elle est, avec ses frères, de cette famille qui construisit l’alpe.

Elle le sait, mais ne s’en vante jamais. Elle perpétue sa lignée, son savoir et fait, chaque jour, ce qu’elle a à accomplir…. sans se soucier de son aura sur l’Homme.

Son troupeau le sait. La bergère est le point de mire de l’animation bêlante en orbite autour d’elle. Intimement liés, chacun s’honore de la présence de l’autre et chacun se construit au rythme de l’alpe, mû par une relation inaliénable et multi-séculaire.

Elle garde. Elle met de l’ordre dans le troupeau. Elle ordonne l’herbe qui les nourrit. Elle façonne l’alpe au gré des besoins de chacun et dans la limite des forces de chacun.

Regarde là. Vois sa poitrine gonflée par le désir de vivre, par le désir de l’Alpe… Bergères, mes amours !

Maintenant, écoute moi. C’est aux bergers et aux bergères que je m’adresse. Le soleil a tourné, la lune a viré, le troupeau a brouté et la bergère a acquiescé.

C’est l’heure… Ecoute !

Ô berger !

Quand la terre sera bleue comme une orange… saisis la et goûte-la.

Quand le ciel sera par dessus les crêtes… ne te lasse pas de le contempler.

Mais quand la Bête reviendra… et que les vindictes t’encercleront…. reste fier et déterminé.

De cette ennemie, fais-en une alliée. Elle transfigurera ton devenir.

[«  Qui égale la Bête et qui peut lutter contre elle ?  » Apocalypse 13 8]

La Bête redonnera à ton métier la dimension masculine que les décennies passées ont quelque peu gommée. Tu vas devenir le défenseur du troupeau contre la Bête. Tu vas t’armer de ta seule intelligence pour apeurer la Bête, rassurer et protéger ta troupe. Tu redeviendras alors un guerrier et un être de protection. Tu seras à nouveau au rang des Rois et des Patriarches.

Mais ne perds pas ta féminité pour autant. C’est elle qui enlumine ton troupeau, le rend fort et vigoureux. C’est elle qui fait de toi un être de Nature et de Culture.

Et reste toi. Ne te laisse pas abuser par les adulateurs d’une Nature déshumanisée. La Bête n’est pas une question de pouvoir, mais de savoir. Observe, comprends et sache défendre ta conscience et ton troupeau.

Rappelle-toi toujours que ta reconnaissance passe par ta passion, ton savoir-faire et ton amour de l’alpe.

Aussi, garde tes convictions et communique les. Homme de comportements, tu deviendras homme de l’oral… et peut-être de l’écrit et des médias. Mais garde conscience et comportements, le reste n’étant qu’un moyen.

Et malgré la Bête, ne perds pas la solidarité qui t’unit au propriétaire de ton troupeau. L’herbe et l’animal vous réunissent. Si la Bête vous sépare, elle gagnera… et vous perdra. Et si l’herbe n’est plus, l’arbre sera. Qu’adviendra-t-il alors de l’alpe ?

L’homme de terre que tu es doit être persévérant. Car, de la pugnacité, tu sauras faire renaître les bayles.

Car les bayles reviendront. Ils sont là, je les vois déjà.

Le bayle, c’est toi… bientôt. Tu seras alors respecté par tes bergers, par les capitalistes et par ceux qui t’auront enseigné les techniques écrites. Ils te sauront fort d’une connaissance et toujours en quête d’un nouveau savoir.

Et, tu seras maître de plusieurs troupeaux et de plusieurs montagnes. Les capitalistes te laisseront leurs bêtes. Tu leur rendras aux premiers frimas, belles et prêtes à donner l’agneau. Alors, ils te payeront… et auront perdu leurs peurs et leur haine.

Fils et filles de l’alpe, vous serez alors les dignes successeurs de vos pères et mères.

Ô berger, n’oublie pas que l’alpe est une terre de nomades.

Le nomadisme, ce n’est pas seulement la mobilité, mais c’est aussi la culture des champs du possible. Reste toi-même et parcours ces champs-là en te détachant de la matérialité de ton époque.

Ta mobilité ne sera pas nécessairement spatiale. Elle pourra être temporelle. Rien ne t’empêchera de délaisser ton troupeau le temps d’une saison et de baigner dans la société des hommes. Voire, de les guider dans leurs délectations de nature dont ils seront toujours plus friands. Ces échanges seront les ferments de ta culture car ils alterneront avec les temps de silence produits par la garde de ton troupeau.

Car le berger ne doit pas s’extraire du monde. Il en est une composante à part entière. Il est un lien entre la société de l’homme et la société de l’animal, entre le haut et le bas, entre l’alpe et le néant… entre eux et toi.

Sache que tu es le nomade de toujours, car l’herbe est ton espace et l’éternité, ton rythme. Le provisoire incarne à tes yeux la stabilité ; mais ton espace de communication demeure la société des hommes.

Et le prochain millénaire, te permettra de re-construire ton métier et ton nomadisme

Ô berger, ton métier est de garder, ta fonction est de guider.

Ne l’oublie pas. Le monde a besoin du berger. Il cherche un bâton pour le guider.

Le bâton c’est ton outil. C’est ta marque. Avec ta liberté, c’est ton patrimoine.

Tu gouvernes tes brebis comme tu inciteras la société à se gouverner.

Aide cette société à comprendre autre chose de la nature. L’observation, la théorisation et la modélisation de celle-ci ne sont rien au regard de sa dimension spirituelle et mythique. Tu le sens et tu le sais… à toi de le transmettre.

Cette tâche est difficile. Prends patience, «  ils  » viendront à toi.

Car, sache-le, berger, l’alpe duvingt-et-unième siècle sera pastorale ou ne sera pas… et toi tu es la proue de ce navire qu’est l’alpe. Comme Abel, tu mènes ton troupeau tout en admirant l’oeuvre de Caïn son frère : ses prés, ses terres, ses bois et son village donnent à ton espace les couleurs, les senteurs et les formes que ton esprit espère pour s’élever.

Ne dénigre point Caïn, mais méfie toi de sa violence. Amène-le à comprendre… amène-le à s’aimer. Il est puissant et peut t’anéantir. N’omets jamais sa force.

Mais surtout, ne t’oublie pas. Tu es seul mais digne. Soigne-toi, repaîts-toi des mets de la nature. Tu n’es pas anachorète mais berger. Ne te méprends pas.

Ô berger !

L’empreinte de tes pas tisse une longue histoire que je lis. Suivons ensemble cette draille. Elle mène parfois au sommet !

Sache que je te fais confiance…. que je te suis solidaire.

Va berger, va bergère… ne te retourne pas et sache être forte.

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