L’Alpe 06 : mirages

Par Jean-Olivier Majastre
Sociologue spécialisé dans la montagne et l’art, auteur de nombreux articles et ouvrages.

Elle venait de si loin que personne, pas même elle, ne savait quand ni comment son périple avait commencé. Ce qui est certain, c’est qu’un matin, la montagne s’était mise en route, tout doucement, sous le regard du silence et qu’elle avait voyagé au gré des orages et des vents, des nuages et des brumes.

Savait-elle seulement où elle allait ? Il ne semble pas. Un jour pourtant, hasard, fatalité ou lassitude, elle s’arrêta près de chez moi, à la faveur de l’éclipse de soleil, le 11 août 1999 entre 12 h 27 et 12 h 30 exactement. Je me souviens. Tout le monde avait les yeux au ciel, lunettes sur le nez et pendant ces quelques minutes, elle eut le temps d’étaler ses prairies, de disposer ses croupes et ses vallons, de faire serpenter ses sentiers, de profiler ses arêtes et de se peupler d’oiseaux. Quand le soleil retrouva son éclat, elle se dressait sans forfanterie comme une belle indifférente et ce fut pour nous tous une apparition fabuleuse, fantastique, irréelle et pourtant si présente, solide et sûre d’elle, qu’elle prit place tout naturellement comme décor de notre ville, vite familière, comme si elle nous appartenait depuis toujours.

Elle tombait à pic, si je puis m’exprimer ainsi. Notre ville, qui s’était proclamée orgueilleusement capitale des Alpes, mais qui manquait furieusement d’une montagne digne de ce nom pour justifier ses prétentions, reçut la montagne vagabonde comme un don du ciel. On décida qu’elle servirait l’honneur de la cité pour le passage au troisième millénaire. Qu’elle serait la borne du temps. Associations, élus, responsables, officiels, personnalités, pédagogues, bénévoles, retraités, entrepreneurs, architectes, ecclésiastiques et militaires, petits et grands escrocs, farfelus et autres artistes se mirent à la considérer comme une console céleste où déposer leurs rêves intéressés. Les plans les mieux conçus, les aménagements les plus propices, les projets les plus spectaculaires, les discours les plus fleuris lui furent destinés.

Que sait-on des montagnes qui vagabondent ? Lao Tseu disait : «  Gouverner un état, frire un petit poisson.  » Ça faisait longtemps que la plupart des hommes avaient délaissé la deuxième proposition pour ambitionner la première. Les rares qui savaient encore frire un petit poisson, écouter le chant d’une rivière, se lever la nuit pour regarder les étoiles ou simplement ajouter un caillou en haut d’un cairn, ceux-là ne furent pas entendus par ceux qui parlaient haut et qui harnachèrent la montagne en sentinelle de l’avenir.

Dans la cour de l’école maternelle de mon quartier, le bitume est un peu affaissé et, après la pluie, il se forme toujours une flaque d’eau où la montagne avait pris l’habitude de se mirer pour offrir son image aux enfants fascinés. Au dernier jour d’école, avant les vacances de Noël, à quelques encablures à peine de l’an 2000, ils faisaient cercle autour de la flaque quand le vent troubla l’eau d’un frisson qui effaça le reflet de la montagne fantasque. Quand les enfants, étonnés, levèrent la tête pour regarder au loin, la montagne avait disparu. Noyée ? Partie ? Qu’importe. Il y a d’autres montagnes en marche. Elles n’ont cure du temps. Elles vont avec le vent.

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