L’Alpe 07 : portraits en altitude

Par Dominique Vulliamy

Se passionner pour des livres anciens, s’investir dans l’administration d’un hôtel de montagne, se réjouir de la finesse des fibres de l’épicéa dont on va tirer un violon, pensant au musicien qui fera chanter les forêts, ou encore marcher sur les sentiers au pas lent des brebis… Tant de façon d’entrer en relation avec la montagne. Le photographe Gianluca Boetti s’est attaché aux visages des hommes et des femmes de l’alpe. Portrait.

Francesco Fedele. Valchiavenna (Lombardie). Professeur d’anthropologie et de paléonthologie à l’université de Naples, il a lancé un vaste projet de recherches sur les populations préhistoriques alpines. Ce portrait s’inscrit dans un reportage sur les fouilles entreprises à Pian dei Cavalli dans la Valchiavenna (Alpes centrales italiennes). Ici Fedele identifie sur la carte l’emplacement de ses nouveaux chantiers.

Mais où donc sont passées les Alpes ? Qu’est devenu le cliché ? Quid des petites vallées aux maisons fleuries, des bergers rustiques, des cols où veillent des pierres gravées et des sombres forêts où résonne la cognée des bûcherons ? Un ciel bas de nuages noirs pèse sur la plaine du Pô. Le flot incessant des camions sillonne l’asphalte. Là, dans une banlieue de Turin, sur un parking sale et bruyant, comme il semble loin ce quotidien de l’alpe que traque Gianluca Boetti depuis bientôt quinze ans.

Signe prémonitoire probablement. Car ce photographe-là n’aime rien tant, justement, que de lui tordre le cou, au cliché. N’aime rien tant que s’éloigner le plus loin possible de cette imagerie de pacotille (ciel d’azur piqueté de petits cumulus blancs, sourire inoxydable du personnage et coup de flash sur le premier plan pour bien marquer le message), se défier de ces cartes postales qui sont à la réalité vécue, subjective, ce que la « malbouffe  » de José Bové est à la gastronomie, clouer au pilori cette idée d’un bonheur standardisé qui, après avoir fait les beaux jours de la communication publicitaire, envahit depuis quelques années jusqu’aux pages de nos journaux.

Au téléphone, Gianluca nous avait parlé de son travail de photographe avec tant d’enthousiasme… Il nous fallait aller voir in situ ce qui porte ses rêves et sa passion. Des fenêtres de son petit pavillon, le regard embrasse une couronne de cimes scintillantes de neige fraîche. Incroyable panorama qui s’étend du Mont-Rose jusqu’aux Alpes-Maritimes. La signora Boetti s’excuse du désordre. Le couple vient tout juste d’emménager. Deux petites voisines arrivent de l’école pour partager le repas, curieuses de tester quelques mots de français sur la giornalista di Grenoble, Gianluca pose quelques revues sur la table et met le couvert. À la bonne franquette. Entre la pasta et le poulet, nous parlons de la Valchiusella. Suis-je montée jusqu’au col cet été ? On y trouve d’étonnantes gravures rupestres : «  Je te montrerai les photos après le café  ». Et puis, il faut absolument aller dans le Val di Fiemme, où on a gardé la tradition du scariò et puis, il y a cette grande forêt d’épicéas, et puis, et puis…

Au premier étage, des dizaines de cartons en équilibre instable et une multitude de planches de diapositives entassées au milieu de dossiers et de journaux. Le photographe pêche une table lumineuse, fouille frénétiquement dans des boîtes, plonge dans un tiroir… Les photos défilent. En désordre. Des visages, des gestes, des objets, des arbres. Prévert est passé par là. Pour la poésie. Mais Gianluca n’a pas encore réussi à en faire l’inventaire. Il extrait une poignée de portraits. «  C’est la clé qui permet de rencontrer une personne et d’entrer dans son intimité. Le reportage, c’est une aventure humaine qui tourne autour du portrait.  »

Avec une telle gentillesse naturelle, une telle spontanéité communicative, nul doute que le contact doit s’établir immédiatement entre le photographe et son modèle. En toute simplicité. Aussi à l’aise avec un professeur d’université qu’avec un berger, Gianluca s’imbibe de leur univers, flairant les odeurs, goûtant le fromage, feuilletant les livres, partageant un verre, palpant un objet, posant des questions. Tout sert son appétit de connaître cet autre dont il s’est approché. Il se coule dans sa peau, foulant voluptueusement la moquette de velours ou pataugeant dans le fumier. Psychologue et ethnologue sans le vouloir, il écoute, il observe. Ce monde de l’alpe le passionne, c’est sûr. Il insiste sur un mot : «  Je fais des photos pour mémoire  » Et le photographe établit ainsi une relation aux deux sens du terme : rencontre et récit. Comme l’affirmation d’un regard, la revendication d’une subjectivité sans laquelle la photographie, et singulièrement la photographie de portrait, ne serait qu’une vulgaire technique de représentation. À l’anthropométrie, Gianluca Boetti a toujours préféré l’anthropophilie.

Les autres photos parues

Giuseppe Garimoldi. Turin (Piémont). Peintre, alpiniste, président de la commission de la bibliothèque nationale du Club alpin italien, il est l’un des plus grands connaisseurs de l’histoire de la photographie alpine, sujet sur lequel il a écrit de nombreux ouvrages (dont plusieurs pour le Museo della Montagna de Turin). «  Je l’ai photographié dans la bibliothèque du Club alpin, alors que je m’intéressais aux liens qui unissent les villes du Nord de l’Italie aux Alpes.  »

Francesco Bissoloti. Crémone (Lombardie). Celui qui est sans doute le luthier le plus réputé d’Italie pose ici dans son atelier-boutique de la capitale italienne de la lutherie. Ce maître artisan fabrique des violons selon les techniques traditionnelles de Stradivarius et Guarneri, utilisant les résines et le bois, qu’il choisit avec amour, de conifères venus des montagnes voisines. Dans le cadre d’un reportage sur les forêts alpines, une rencontre avec cet artiste qui transforme les arbres en musique s’imposait.

Bruno Sommariva. Cavalese (Trentin). Perpétuant une longue tradition, cet homme est le scario de la Magnifica comunità di Fiemme, comme l’indiquent le blason et la canne qu’il tient en mains. Pendant des siècles, le scario (terme d’origine lombarde signifiant «  chef d’un clan de guerriers  ») a dirigé la communauté autonome de Fiemme, sous la tutelle des princes et évêques de Trente. Aujourd’hui, cette fonction consiste à présider le Consiglio dei regolani, une assemblée de onze personnes (élus par les onze communautés de Fiemme) qui s’occupe de gérer le domaine forestier de la Magnifica comunità, la plus grande forêt d’épicéas privée des Alpes italiennes. Bruno Sommariva est en outre secrétaire du district de Fassa.

Léon et Léontine Arnaud. Bramans (Haute-Maurienne). Agriculteurs et éleveurs aujourd’hui à la retraite, ils continuent de passer l’été à Sereines, un hameau situé sur le chemin de transhumance du col du Petit Montcenis. J’ai rencontré Léontine au cours d’un reportage sur les fêtes traditionnelles de la région et elle m’a demandé de la prendre en photo avec son mari, devant la porte de leur maison. Un cliché sans mise en scène, un témoignage impromptu sur de véritables «  gens de l’alpe  ».

Giuseppe et Bianca Dezulian. Cavalese (Trentin). Ancienne institutrice dans un village de montagne du Val di Fiemme, Bianca s’occupe désormais de la bibliothèque Gian Pietro Muratori de Cavalese. Fondé en 1756 par un prêtre, cet établissement a permis à des générations d’habitants de la vallée de s’instruire. Maintenant à la retraite, Giuseppe a dirigé pendant toute sa vie l’entreprise forestière de la Magnifica comunità. Ils vivent à Cavalese, au pied des forêts sur lesquelles veillait Giuseppe.

Prosper Lanneretonne. Vallée d’Aspe (Pyrénées). C’est aux estives d’Escurets, en vallée d’Aspe, que ce berger fabrique chaque jour des fromages avec le lait de ses vaches. Levé dès l’aube, il façonne avec la traite du matin une grosse boule de caillé, qu’il pétrit avec patience et amour pour en extraire le sérum goutte à goutte. Ce rituel quotidien achevé, il emmène paître ses bêtes dans l’alpage.

Pino Dionisi. Turin (Piémont). L’un des plus grands représentants de ce que l’on a appelé «  l’alpinisme académique  » turinois après la seconde guerre mondiale. Fondateur, avec Giorgio Rosenkrantz, de l’École d’alpinisme Giusto Gervasutti au sein du Club alpin italien, il n’a pas limité son activité aux Alpes. Il a également participé à d’importantes expéditions sur des montagnes lointaines, dont il a conservé, chez lui à Turin, de nombreuses photographies comme celles qu’il montre ici, non sans fierté.

Rinaldo Barbolini. Massi di Cavalese (Trentin). Malgré son aspect désuet, la scierie de Rinaldo continue à débiter du bois de grande qualité, dans la meilleure tradition de la région. Les épicéas qu’il débite ici proviennent de la célèbre forêt de Paneveggio et des domaines de la Magnifica comunità di Fiemme. Son chapeau et l’outil qu’il tient en mains (à la fois hache et crochet pour tirer les troncs) sont typiques des montagnards du Trentin. C’est également au cours du reportage sur Fiemme, en 1996, que j’ai fait le portrait de cet authentique scieur de long.

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