L’Alpe 10 : une obscure lumière

Par Francesco Fedele

Professeur d’anthropologie et de paléontologie à l’université de Naples, il est l’instigateur et le directeur du Projetto Alpi centrali pour l’étude des populations préhistoriques en milieu alpin, un sujet sur lequel il a écrit plusieurs ouvrages. L’hiver est une période rude. Un temps de combat entre la lumière et les ténèbres, mais aussi de silence et de patience. De cette obscure fascination préhistorique nous parviennent encore quelques échos. Transmis depuis le fond des âges, les mythes et rites dont témoignent les fêtes hivernales reflètent la mystérieuse et intense relation de l’homme et de l’hiver.

S’affranchir des saisons… Un vieux rêve que l’homme n’a pas encore été capable de réaliser. Pour se protéger des éléments naturels, il a construit des maisons et des villes. Il a conçu toute une gamme de matériaux artificiels. Pourtant, l’évolution des technologies au cours des siècles n’a pas effacé les saisons ; leur présence se fait simplement plus légère. Ce qui nous permet désormais de les goûter, de savourer les particularités et les productions de chacune d’elles. Les saisons sont en quelque sorte devenues des objets de perception esthétique que l’on peut s’offrir le luxe d’apprécier ou non. Une relation qui date tout au plus de deux mille ans.

Car l’homme, comme tout être vivant, a toujours été soumis au rythme des saisons, dans une forte relation de dépendance qui a imprégné tous les modes de vie et toutes les cultures. Pendant la préhistoire et jusqu’à la formation des premières nations, les individus et la société dans son ensemble étaient conditionnés par le cycle annuel de la nature : celui de la météorologie mais aussi celui du monde vivant. Il y a encore peu de temps, cela signifiait le monde des ressources technologiques et alimentaires, qu’il s’agisse de chasse, de cueillette ou d’agriculture. Mais aussi (on ne doit pas l’oublier) les ressources de la connaissance et de l’esprit, c’est-à-dire des significations. Au cours des millénaires, les hommes ont en effet découvert un immense patrimoine de significations dans les changements saisonniers du paysage.

Le temps du silence et de la patience

De toutes les saisons, l’hiver est la plus cruciale. Surtout en pays de montagne. Pour les biologistes et les écologistes, l’hiver est, dans ces régions, un facteur limitatif par excellence, l’ennemi auquel on doit résister, faute de quoi l’installation, la survie même, sont menacées. Pendant des générations, la dimension des groupes humains a été limitée par la quantité d’aliments que l’on pouvait se procurer en hiver, ou tout au moins par la nourriture que l’on avait pu amasser et engranger à la belle saison. A commencer par les feuilles et le foin pour les animaux. Car la priorité allait aux animaux, perçus comme des personnes au même titre que les hommes. Ainsi, saison après saison, au temps des récoltes, la première préoccupation consistait à faire des réserves pour le petit troupeau, dont seule la survie pouvait permettre de passer l’hiver. Est-ce un hasard si la véritable colonisation des Alpes a commencé avec des cultures dotées d’animaux domestiques (chèvres et bovins) capables de donner du lait, des excréments combustibles, de la chaleur et de la compagnie ?

A la préhistoire, on ne trouvait dans les Alpes ni pommes de terre ni châtaignes. Seulement des céréales qui furent pendant longtemps identiques à celles des plaines et donc inadaptées au rude climat des montagnes. On se nourrissait aussi de tout ce qui pouvait être séché ou fumé, comme la viande. Car au-delà de la récolte ou de la cueillette, le problème consistait à trouver les moyens de conserver cette nourriture. Dans ce domaine, le froid pouvait s’avérer une aide appréciable et l’on doit supposer que les Alpins ont su très tôt en tirer profit.

A mesure que l’implantation humaine a gagné en altitude, le besoin de stocker et de conserver la nourriture s’est avéré de plus en plus impérieux. Hormis ces ressources, on ne trouvait en effet que ce qui pouvait être ramassé ou capturé dans la forêt, en lisière et dans les alpages les plus bas, du moins avant que ces derniers ne soient recouverts par la neige. C’est-à-dire bien peu de choses.

Mais cette saison était aussi, pour ceux qui savaient l’affronter, une période agréable. En montagne comme ailleurs, mais ici avec une intensité unique si l’on en juge par les traditions récentes, l’hiver était le temps du silence et de l’attente : patiente fabrication d’objets, transmission des souvenirs et des croyances, mais aussi des potins et des jeux, dans de multiples variations orales, à la chaleur de l’étable. L’hiver était aussi le temps de la cohabitation avec les animaux, dans une dépendance réciproque, fondamentale et vitale, faite davantage d’égalité et de respect que de simples échanges énergétiques. Dans les Alpes, le souvenir de ces hivers ne s’est pas encore éteint.

Pour une préhistoire de l’hiver alpin

Confronté aux saisons, l’homme sent aussi le besoin de les mesurer. C’est pourquoi le passage des saisons est indissolublement lié au calendrier. De cette mesure du temps, on trouve quelques rares vestiges, difficilement déchiffrables mais suffisamment suggestifs, qui remontent au paléolithique supérieur. Il y a quelque vingt mille ans, à la périphérie des Alpes que la glaciation rendait alors impénétrables, les hommes, chasseurs et cueilleurs, passaient l’hiver dans des tentes. Des mois qu’ils employaient à sculpter des os, gravant parfois d’étranges signes, des taches ou des points, dans lesquels on a pu identifier de façon indubitable les plus anciennes notations des phases de la lune et une sorte de calendrier.

Peut-on parler d’une archéologie de l’hiver, d’une préhistoire de l’hiver ? Dans ce domaine, tout reste encore à faire. Impossible de dire quoi que ce soit des rapports entre l’homme et l’hiver. Difficile de décrire sa relation avec les saisons. Quelles traces aurait-elle pu laisser ? Sous quelle forme peut-on rendre la longueur de l’enneigement ou la chaleur de l’étable, la patience ou le silence ? Il faut attendre la fin de la préhistoire pour qu’apparaissent les premiers et plus évidents vestiges, sous la forme d’adaptations spécifiques à la mauvaise saison. Des vestiges que l’on trouve justement dans les Alpes, à savoir les maisons enterrées ou à demi-enterrées de l’âge du fer, qui constituent plus ou moins les toutes premières baite (chalets).

On peut voir là une adaptation de la construction à cet autre aspect fondamental de la survie en montagne : la chaleur. Dans ce domaine, les animaux étaient irremplaçables. Aussi, il y a trois mille ans environ, commence à se dessiner une intégration efficace de l’espace dévolu aux animaux, l’étable, dans la zone d’habitation humaine. Et pour ne pas perdre cette chaleur, on a encastré les maisons dans le sol, utilisé des mottes de terre comme isolant ou encore construit des murs en rondins pourvus d’une étanchéité méticuleuse.

Les traces archéologiques des adaptations alpines à l’hiver sont perceptibles des Alpes jusqu’en Norvège et à travers toutes les montagnes européennes. Derrière ces vestiges, se dessine une conscience de l’hiver, avec son ingéniosité, ses gestes, ses attentes et aussi ses peurs. On peut imaginer la vie quotidienne durant ces mois d’hiver et le comportement spécifique de ces communautés, ce que les anthropologues appellent l’ethos. Une façon de vivre qu’ont partagée, semble-t-il, les proto-alpins de l’âge de fer et leurs descendants du Moyen Âge, voire les montagnards du début du siècle.

Le plaisir retrouvé du soleil

Le souvenir de tout cela s’est perpétué dans les manifestations folkloriques. Mais dans l’univers allégorique du folklore (c’est-à-dire de la tradition formalisée des fêtes, des contes, des chants ou des mythes qui ont traversé les siècles), on peut décrypter bien d’autres signes de ce rapport ancestral de l’homme à l’hiver en pays alpins. Une lecture diffuse, qui ne peut être appréhendée que par de vastes recherches et de subtiles comparaisons. Dans les Alpes, cette possible fonction de la mémoire populaire a été jusqu’ici mal, et très peu, explorée, en particulier pour l’époque préhistorique. Une période qui s’inscrit totalement dans l’histoire des hommes et qui, dans les montagnes d’Europe, s’est en fait poursuivie jusqu’à la complète christianisation, il y a seulement quelques siècles.

Cet homme préhistorique, comment ressentait-il les saisons, sur un plan émotionnel et spirituel ? De quelle façon la ronde des saisons, au long des millénaires, s’est-elle traduite dans la connaissance humaine ? On remarque par exemple que dans toutes les régions montagneuses du monde, l’attention de l’homme s’est posée en général sur le début et la fin de l’hiver, et plus précisément, souvent, sur le solstice, ce moment où le soleil cesse de descendre sur l’horizon. Et ce, avec des indicateurs plus ou moins précis pour définir l’hiver et en marquer le début et la fin comme, par exemple, les oiseaux, les derniers et les premiers de la saison, avec leur passage fiable (d’autant qu’il s’agit là non seulement d’une référence mentale mais aussi d’une ressource alimentaire). Des indicateurs encore, comme l’avancée ou le recul du soleil par rapport à certains reliefs montagneux. C’est ainsi que dans la connaissance des Alpins, les sommets, les formes caractéristiques de la montagne, la configuration des rochers et de l’ombre, ou encore le dessin des premières neiges sur les pentes les plus hautes ont servi de gnomons et de méridiennes.

Mentionner le soleil nous entraîne dans un répertoire idéologique que reflètent peut-être surtout les fêtes d’hiver qui sont parvenues jusqu’à nous. Si l’hiver a été vécu comme émotion et mythe, c’est aussi, de façon importante, par rapport au plaisir du soleil. Le soleil considéré, semble-t-il, comme source de lumière davantage que comme source de chaleur. D’où une attention marquée pour les heures de jour et pour la rivalité entre la lumière et l’obscurité. Une rivalité de portée existentielle, à tel point que, dans les communautés montagnardes, elle a souvent été représentée et transformée en mythe. Ou exorcisée, dans la confiance éprouvée depuis toujours (bien qu’il règne là encore une certaine ambiguïté) que la bonne saison va revenir. Ainsi s’expliquent, de façon directe ou voilée, la symbolisation et la célébration du caractère physique et cyclique de la lumière et du soleil. Dans un perpétuel équilibre d’attirance et de répulsion qui constitue la conscience de l’hiver dans la mentalité des peuples alpins du monde entier.

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