L’Alpe 15: éditorial

Dure vie que celle d’un paysan de montagne ! Lutte pour la possession des terres, lutte pour la subsistance, on n’en finirait pas d’énumérer toutes les contraintes liées à l’altitude. Les périodes de famine ou de pauvreté extrême alternent avec les années excédentaires de relative aisance. Quand la neige s’obstine à durer, la soudure de printemps est difficile. Dans ces conditions, ne nous étonnons pas de rencontrer dans les Alpes une cuisine modeste, une cuisine de femmes, une cuisine pleine d’astuces. Cette cuisine, c’est d’abord un lieu vital bâti autour d’un évier de pierre et de l’âtre où se tient toute la maisonnée. Plus tard, ce sera un fourneau en trèfle. Peu d’ustensiles : une poêle et des marmites en fonte ou en pierre olaire. Bref, un feu, comme on le nommait dans les recensements de l’Ancien régime. Le cœur d’une famille élargie avec ses odeurs de foin ou de fumée et celle des bêtes omniprésentes.

Au centre de leur vie, le pain. Cuit périodiquement quand le bois est rare. « Le pain était leur corps » dira un bon observateur des sociétés agraires et pastorales. Au quotidien, des soupes, des potées, des gratins de pommes de terre, de raves, de poireaux ou de choux, de haricots, de fèves ou de lentilles. Les jours de fête, de la polenta, des pâtes ciselées de toutes formes et de toutes saveurs. Parfois des œufs, une volaille, une paire de grives, un lièvre braconné voire une marmotte ; du poisson, sur le rivage des lacs ; ailleurs, de la morue. Rarement du mouton, du bœuf bouilli ou séché. Au cœur de l’hiver, le cochon avec son sang, son précieux lard, son saindoux et toutes les réjouissances qui l’accompagnent. Champignons, miel et fruits adoucissent cette frugalité. Quant au vin, il est rare, même si l’on est vigneron. Le petit-lait, la piquette ou l’eau du torrent font l’ordinaire. Fromages et vins étant pour l’essentiel portés au marché contre monnaie sonnante. Du berceau à la tombe, les occasions ne sont pas rares de se réjouir, de pleurer ensemble et de festoyer. La vie comme elle va, sans droit à l’erreur, sous l’impitoyable loi de la nécessité jusqu’à l’effacement récent des sociétés traditionnelles.

Désormais on mange dans les Alpes comme à Milan ou à Paris ! Ou peu s’en faut… Pourtant, s’il reste des particularismes vivants, c’est bien dans la cuisine. Connaissez-vous le peterlang, soupe de haricots et de pommes de terre du Trentin et de la Vénétie, le boutefas, grosse saucisse au choux des Romands ou la socca et les panisses, succulentes préparations du pays nissard mitonnées à base de farine de poix chiche ? Pendant qu’il en est encore temps, il faut dresser la carte de cette mosaïque de cultures originales du continent alpin. Des cultures qui perdurent et résistent à l’uniformité rampante du monde d’aujourd’hui.

André Pitte

Retour en haut