L’Alpe 20 : éditorial

«  Mes jeunes années courent dans la montagne«  , chante Trénet dans une célèbre ritournelle. Quiconque ayant connu la montagne en ces âges innocents se souviendra «  du temps béni des premières saisons  » avec un pincement au cœur tant est puissante et souveraine la beauté du monde et de ses sommets. Mais étaient-ils heureux, ces gamins rivés à leurs troupeaux, se demande l’anthropologue Pier Paolo Viazzo ? Pour le môme d’une banlieue triste, la question ne se pose même pas. Ni pour ceux photographiés par le Suisse Emil Brunner, dont les sourires graves illuminent les pages de cette parution. Ni pour Heidi qui dépérit à Francfort loin de son chalet des Grisons et dont l’histoire fut traduite en trente-cinq langues en moins d’un siècle. Pour une âme juvénile, les monts comme les mers sont de puissantes nourritures de l’imaginaire poétique. Et si les contraintes furent et restent très fortes, une enquête récente révèle que le sentiment d’appartenance à ce milieu exceptionnel est présent chez beaucoup d’enfants.

Autrefois condamnés pour la plupart à l’émigration, ils louèrent leurs bras et leurs savoirs dans les grandes villes. Instituteurs, colporteurs, apprentis, ramoneurs ou domestiques, ils voyagèrent toute l’Europe et pour certains les Amériques, s’ouvrant ainsi à d’autres manières de vivre ou de penser. Au passage, tordons le cou à une idée reçue qui veut que ces enfants aient eu «  les mains déformées par l’effort et les esprits rendus obtus par un dur labeur«  , selon l’expression de la géographe américaine Ellen Semple. Bien au contraire ! Les petits bergers de l’Ubaye, du Queyras, du Valais ou des vallées piémontaises étaient souvent mieux éduqués que ceux des plaines, et ceci jusqu’à une époque récente. Ainsi, paradoxalement, la montagne et ses travaux, loin d’être vécus comme un esclavage, se révèlent à l’écrivain Charles-Ferdinand Ramuz, alors petit garçon de douze ans, dans toute leur plénitude : «  Oh ! Comme le monde était beau alors et comme le monde était grand, tenant tout entier dans ce pressoir autour de la flamme de deux bougies.  »

André Pitte

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