L’Alpe 28 : éditorial

À notre regard émerveillé d’homme contemporain, l’architecture rurale d’hier semble homogène, reflet des usages d’une communauté agropastorale uniforme. Ce regard univoque est un leurre. Partout, les bâtisseurs ont inventé des réponses multiples face à des contraintes topographiques ou climatiques semblables, en lien avec des manières diversifiées d’habiter la montagne. Leurs savoir-faire ont parsemé les Alpes d’une multitude de villages et de constructions riches de leurs particularités. Les murs des maisons, les structures des villages, les paysages alpins disent à qui les observe les différences sociales, les changements techniques ou les ruptures. L’homogénéité apparente découle en partie des manières de faire. Charpentiers et maçons transmettaient des modèles lentement transformés. Les habitants fournissaient leur force de travail et les matériaux, largement issus de la cueillette du sol. Chaque édifice révélait ainsi une intimité forte avec un lieu investi en gestes et en pensées.

Aujourd’hui, alors que les massifs alpins n’ont jamais été autant peuplés, notre société ne cesse de critiquer sévèrement la construction contemporaine, souvent qualifiée d’hétérogène, de banale, de standardisée ou de dispersée, mais toujours expression des pratiques courantes : multiplicité des constructeurs et des modèles, grande distribution source d’approvisionnement en matériaux les plus divers, projet représenté avant sa réalisation, mode de vie détaché du lieu, mobilité résidentielle quotidienne, etc. Cette nouvelle architecture vernaculaire, «  hors sol  » en quelque sorte, serait-elle conforme avec nos manières actuelles d’habiter et de construire ?

Paradoxe d’une société qui assume sa modernité mais affiche sa nostalgie d’un passé mythifié. Paradoxe d’une société qui revendique intégration, mimétisme et reconstitution, mais multiplie les modèles et oublie les lieux. Paradoxe d’une société qui réclame homogénéité et continuité dans les paysages et l’architecture, mais prône la liberté individuelle. Paradoxe enfin d’une société où l’acte de construire est devenu un véritable parcours du combattant, oubliant la démarche fondatrice, vivante, symbolique et créative liée à l’édification de la maison.

Les territoires alpins ont l’immense privilège d’être des paysages où se côtoient, dans des limites réduites, les différentes mutations du monde contemporain. Favoriser l’émergence d’un projet collectif qui déclinerait la reconnaissance et l’acceptation des différences, soutenant les constructeurs d’aujourd’hui aussi bien dans la restauration et la sauvegarde des héritages patrimoniaux que dans la création et l’invention de l’habitat alpin de demain, réconciliant le génie des hommes à celui des paysages serait un beau défi pour les décennies à venir.

Jean-François Lyon-Caen,
Architecte, maître assistant à l’école d’architecture de Grenoble

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