Marc-Antoine Kaeser

Sauvez les eaux !

Les Alpes, pour moi, c’est quelque chose de lointain. Car si mon père est né à Fionnay, au fond du val de Bagnes, en Valais, j’ai grandi dans des villes de plaine, à Berne et à Paris. Établi désormais à Neuchâtel, au pied du Jura, je suis devenu, comme tous les autochtones, un amoureux du lac. À la différence des coteaux abrupts du Léman, où mes parents savourent leur retraite, les larges étendues de « mon » lac ouvrent en effet la perspective sur des horizons très lointains. Car j’aime regarder les Alpes… Mais de loin, derrière les douces collines du Plateau, derrière le dos courbé du Moléson, aux confins des Préalpes fribourgeoises, avec les reflets sans cesse changeants de la brise et des nuages sur les eaux au premier plan.

Au Laténium, le musée d’archéologie de Neuchâtel où je travaille depuis un peu plus d’un an, c’est encore le lac, bien loin des Alpes, qui imprègne mes journées. Juste devant mon bureau, notre parc archéologique aménagé sur ses nouvelles berges est baigné par ses eaux. Et sous mes pieds, là où il s’étendait il y a vingt ans encore, mes collègues ont fouillé plusieurs villages du Néolithique et de l’âge du bronze.

Avec les centaines d’autres sites lacustres recensés tout autour des Alpes, ces précieux vestiges forment un patrimoine exceptionnel. Grâce à l’humidité des sédiments, les restes organiques les plus fragiles sont en effet préservés, livrant des enseignements uniques et irremplaçables sur l’économie, les techniques et la vie quotidienne en ces lointains millénaires. Au XIXe siècle, sur ces stations littorales, historiens et spécialistes des sciences naturelles unissent leurs efforts pour développer les méthodes d’une nouvelle science : l’archéologie préhistorique. Ces découvertes connaissent alors un fantastique engouement populaire. Avec toutes leurs caractéristiques, ces « Lacustres » apparaissent en effet comme les plus parfaits ancêtres de la Confédération moderne. Ils jouent ainsi un rôle capital dans la construction de l’identité nationale suisse.

Aujourd’hui pourtant, ces sites sont gravement menacés sur tous les rivages, en Suisse, mais aussi en France, en Allemagne, en Italie, en Autriche et en Slovénie. L’association Palafittes, qui a son siège au Laténium, vise donc à faire inscrire les stations lacustres au patrimoine mondial de l’Unesco. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces sites qui ont bouleversé la compréhension des temps antérieurs à l’histoire écrite, ces vestiges qui font la fierté de tant de musées, n’y figurent pas encore ! Pourquoi ? Probablement à cause des Alpes, justement, à cause de cette vénération de la montagne qui forme, en Suisse, une rivale redoutable.

Dès la fondation de la Confédération helvétique au milieu du XIXe siècle, l’imaginaire national s’inscrit dans cette rivalité entre le lac et la montagne. Symboles de la Suisse industrielle du Plateau, les Lacustres offrent en effet, parmi les cercles progressistes, un modèle de substitution bienvenu pour remplacer les ancêtres montagnards de la Suisse centrale réactionnaire. Dans un pays qui s’est résolument placé sous la bannière du progrès et de l’industrie, ces artisans des cités préhistoriques forment des références plus appropriées que les farouches combattants médiévaux des hautes vallées alpines.

Les Lacustres inventent l’amour
… et le patriotisme helvétique !

Mais au début du XXe siècle, la Suisse des lacs, cette Suisse libérale qui prétend diffuser ses valeurs partout dans le monde, cette Suisse conquérante de 1848, s’éteint. Avec la première guerre mondiale et les tourments qui frappent les nations européennes, la Confédération se replie sur son héritage médiéval pour se réfugier dans son Réduit alpin. Au crépuscule des espoirs nés de la nouvelle constitution de 1848, l’ombre du massif du Gothard s’étend sur le Plateau et ses plans d’eau. Tandis que celle de Guillaume Tell et des Trois Suisses du Grütli, fondateurs mythiques de la Suisse primitive à la fin du XIIIe siècle, engloutit Amreh et la gracieuse Nomaï chantés par Rosny aîné dans La guerre du feu, ces Lacustres qui avaient inventé l’amour.

Dans les livres d’école et sur les boîtes de chocolat, les illustrateurs n’hésitent pas à déporter les villages préhistoriques littoraux sur les rives glacées des lacs alpins, afin de les sauver d’un oubli irrévocable. Sur le Plateau, les archéologues continuent à fouiller, inlassablement, ces gisements prolifiques et si instructifs. Mais dans l’imaginaire helvétique, ce passé ne peut prendre sens qu’au milieu des montagnes sacrées de la patrie, là même où personne n’en a jamais trouvé.

En 2003, lors de la rédaction de mon petit livre Les Lacustres – Archéologie et mythe national, je ne me suis pas privé de sarcasmes envers ce travestissement de la géographie historique. Mais deux mois avant la parution de l’ouvrage, une découverte sensationnelle va me donner tort. À Kehrsiten (Le Revers, un lieu bien nommé !) dans le canton d’Unterwald, au pied des falaises du Bürgenstock, un plongeur amateur, bientôt suivi par les spécialistes de Zurich, met au jour les vestiges de villages néolithiques, sept mètres sous la surface du lac des Quatre-Cantons.

Cette découverte lacustre au cœur des Alpes jouera-t-elle un rôle ? L’association symbolique du lac et de la montagne, désormais validée par la recherche scientifique, contribuera-t-elle à la réappropriation publique de ce patrimoine archéologique exceptionnel ? Je ne le sais pas. Mais avec tous mes collègues préhistoriens du pourtour alpin, des lacs savoyards jusqu’aux marais slovènes de Ljubljana, du Bade-Wurtemberg à la plaine du Pô, je veux y voir un bon augure. Car si l’inscription des sites lacustres au patrimoine mondial de l’Unesco ne garantit aucune mesure de protection particulière, elle offre à tous ceux, amateurs et professionnels, qui s’engagent pour leur sauvegarde, leur étude et leur valorisation, une caution morale inestimable et une plate-forme médiatique sans pareille.

Marc-Antoine Kaeser, archéologue, directeur du Laténium, professeur associé à l’université de Neuchâtel.

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