L’Alpe 01 : la montre du voyageur

Par Jean-François Dana et Christiane Guichard

Gnomoniste et scientifique, Jean-François Dana est co-fondateur, avec Christiane Guichard, « cadranière » et peintre muraliste, de l’atelier Tournesol. Cette association a pour objectif la valorisation des cadrans solaires alpins par des chantiers de restauration ou de création ainsi que des inventaires informatisés des Hautes-Alpes et de l’Isère. Une copie en buis gravé de ce cadran de poche est offerte aux abonnés de L’Alpe

Deux cadrans solaires de poche datant du dix-neuvième siècle (collection Musée dauphinois). Le style se replie dans le corps du cylindre et l’enesemble mesure 9 centimètres de haut.

Lorsque l’on tient entre deux doigts le cordon qui permet de faire penduler, tel un fil à plomb, un petit cadran dit « de berger », naît un sentiment de mystère et de respect pour cet objet en buis ou en os créé pour de simples voyageurs. Très populaire depuis le XIe siècle, l’usage de cet ancêtre de la montre était, il y a peu de temps encore, courant chez les bergers des Pyrénées.

L’évaluation de l’heure présente une grande importance pour l’homme. Aussi, le précieux cadran était-il soigneusement rangé dans un écrin de cuir ou de bois. Même dans sa fabrication la plus sobre, en buis tourné, il reliait voyageurs et bergers à l’observation de la nature et aux mouvements des astres. Gravée sur le fût du cadran, la succession des mois rappelle la révolution annuelle du globe terrestre autour du soleil. Sur cet archaïque cadran de voyageur, la course journalière de l’ombre insaisissable du temps est domestiquée.

Les techniques utilisées par les facteurs de cadrans varient selon leur dextérité : le diagramme peut être gravé ou peint sur bois voire imprimé sur du papier collé et vernis pour les cadrans fabriqués en petite série, avec parfois des notices jointes. Symboles des constellations, les douze signes du zodiaque complètent parfois l’ornementation et des inscriptions sont souvent calligraphiées : date, lieu, devises et blasons, signature du cadranier ou du propriétaire.

Le tour du monde en cadran

La particularité de ce cadran de hauteur est d’être conçu pour une latitude déterminée. Il n’est donc utilisable qu’au voisinage de son parallèle, le 45e nord. Suivons-le au départ de Grenoble pour une balade qui démarre très précisément à 45° 12′ de latitude nord et 5° 44′ de longitude est et nous fait couper les vingt-quatre fuseaux horaires. À cette latitude, notre tour du monde est beaucoup plus court que celui qui suit le méridien par les pôles Nord et Sud. Soit la modeste distance de 28 000 kilomètres, en passant tout d’abord par Turin, Belgrade, Odessa, la mer d’Aral, la Mongolie, Vladivostok. Puis, quittant l’extrême nord du Japon, on survole le Pacifique pour toucher les Amériques vers Portland. Dépassant Minneapolis, Montréal et Halifax, on franchit enfin l’Atlantique pour revenir à Grenoble par Bordeaux.

Tout le long de ce chemin, on pourra utiliser notre montre de berger. Calculée pour cette latitude, elle donnera l’heure juste à Portland alors qu’elle ne sera pas d’une précision absolue à Paris (à quelques minutes près) ! Bien sûr, « chacun voit midi solaire à sa porte ». Autrement dit, il n’est pas la même heure au même moment dans deux villes situées sur le même parallèle. Par exemple, il y a près de huit heures et demie d’écart entre l’heure solaire de Portland et celle de Grenoble.

Il importe de préciser que cet instrument est un cadran dit « de hauteur ». C’est-à-dire que le calcul de l’heure est basé sur les variations de hauteur du soleil. Un spécialiste de la gnomonique préciserait que « l’élévation du soleil sur l’horizon permet l’estimation de la longueur de l’ombre du style sur un cylindre ». Alors que les cadrans muraux sont des cadrans d’azimut. Dans ce cas, leur style est parallèle à l’axe de rotation de la terre qui, dans notre hémisphère, pointe vers l’étoile polaire.

Un jeu d’enfant

Pour comprendre l’emploi de ce cadran de berger, il faut donc garder à l’esprit que le soleil passe deux fois par jour à la même hauteur par rapport à l’horizon. Il ne reste plus ensuite qu’à percer le secret des chiffres, inscriptions, verticales et courbes qui ont rendez-vous avec une ombre fugitive. Très astucieuse, la montre solaire est dépliable, telle une lame de couteau de poche. Dans le cabochon de cette petite quille, se cache le style, une fragile lame métallique qu’il faut déplier à l’horizontale afin que son ombre portée puisse indiquer l’heure sur la table.

L’opération initiale consiste à faire une mise au point. En tournant le chapeau autour de l’axe central, il s’agit d’amener le style au-dessus de la date du jour. Celle-ci se lit à la base du fût où l’on trouve les initiales des mois. Chacun d’eux est subdivisé en trois décades, ce qui donne dix-huit parties égales. Car cette division annuelle couvre deux fois six mois, une même verticale servant deux fois pour des dates symétriques par rapport aux solstices d’été ou d’hiver.

Cette opération terminée, on oriente le style en direction du soleil. Son ombre doit alors se projeter verticalement sur la colonne. Pour une meilleure lecture, il est préférable d’attendre que l’ombre du style coïncide avec une ligne horaire. Ces courbes horaires sont numérotées en deux rangées verticales de chiffres : celles du matin de haut en bas jusqu’à midi et celles de l’après-midi qui remontent. Le bout de l’ombre indique l’heure solaire vraie du lieu.

Pour traduire en heure de la montre l’heure donnée par le cadran, il faut maintenant appliquer trois corrections en appliquant la formule algébrique suivante : heure solaire vraie + décalage légal + longitude + équation du temps. Rappelons que le décalage légal est de une heure en hiver et deux en été. Toutes les précisions concernant l’emploi de la « montre du voyageur » sont données dans une petite notice explicative détaillée livrée avec la reproduction en bois de ce bel objet dauphinois du XIXe siècle.

Apprendre à lire l’heure du berger est finalement un jeu d’enfant. Et la petite gymnastique qu’impose cette transcription est un amusement au regard du plaisir que l’on peut avoir à utiliser cet instrument issu du savoir de générations. La mécanique bien réglée des astres qui présidait aux activités de nos ancêtres a généré de nombreux styles de cadrans solaires dont beaucoup, qui ornent maisons, églises ou monuments, sont de véritables oeuvres d’art. Cette domestication du temps par l’homme est un vaste sujet que nous approfondirons dans un prochain dossier de L’Alpe.

À lire :

  • Les cadrans solaires, R.-J. Rohr, éditions Oberlin, Strasbourg, 1986.
  • Les cadrans du soleil, Pierre Ricou, éditions Jeanne Lafitte, Marseille, 1988.
  • Cadrans solaires des Hautes-Alpes, Pierre Putelat et Atelier Tournesol, éditions Putelat, Molines-en-Queyras, 1994.
  • Les cadrans solaires vaudois, C. Gallaz et J.-M. Bischoff, éditions Payot Lausanne (Suisse), 1987.
  • Horae meridiane in Valle d’Aosta, Maria-Louisa Fontino et Maria-Rosa Monti Cologna, Musumeci Editore (Quart, Italie), 1992.
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