L’Alpe 01 : les racines de l’alpe

Par Christian Abry, Hubert Bessat et Elisabetta Carpitelli

Terme d’origine gauloise, selon le grammairien Servius, le mot alpes fonde les civilisations montagnardes. Décliné dans tous les idiomes (alm, arp, ar…), il a été déformé et remanié à travers les âges et les régions. Retour aux sources.

Nous vivons un temps curieux où la recherche de racines peut être sujette à de profondes dérives. Même quand il s’agit de racines lexicales. On a vu des linguistes russes et américains suffisamment « remontés » pour croire tenir, tout comme Merritt Ruhlen, la « mère de toutes nos langues ». Des généticiens leur ont même prêté main forte. Et pourtant, les aiguilles de l’horloge de l’évolution (l’ADN mitochondrial) ont terriblement varié, ces quinze dernières années. Ainsi l’Eve africaine, datée de 100 000 à 200 000 ans, n’aurait plus, d’après l’étude des restes de la famille du tsar Nicolas II, que 6 000 ans !

Ne comptez donc pas sur ce texte pour vous livrer le mot que prononçait, pour désigner les Alpes, notre Adam alpin il y a 5 000 ans. Oetzi, l’homme du glacier de Similaun, n’a rien livré d’autre dans ce domaine que la certitude, vérifiée par l’endoscopie, qu’il avait un larynx en parfait état…

A la fortune du mot

Il faut attendre la fin du IVe siècle après J.-C. pour que le grammairien Servius nous apprenne qu’alpes est un appellatif gaulois désignant toutes les « hautes montagnes », mot passé en latin et en grec. Car le latin connaît à la fois l’appellatif, ou nom commun, et le nom propre d’un lieu, ou toponyme. En l’occurrence un oronyme puisqu’il identifie un relief, et même un choronyme car étendu à toute une région de montagnes. En fait ce choronyme, le féminin pluriel Alpes attesté déjà un siècle avant J.-C., désigne alors uniquement la chaîne qui sépare l’Italie du reste de l’Europe. Mais à partir du Ier siècle de notre ère, il s’applique aussi à des reliefs appartenant à d’autres systèmes (Pyrénées, massifs de l’Auvergne, de la Grèce, de la Dacie, de la Calabre et, plus tard, aux Apennins). Quant à l’appellatif féminin singulier, alpis, plus rare, il apparaît surtout chez les poètes, chez qui il peut exprimer n’importe quel aspect montagneux des Alpes ou des Pyrénées, des Apennins ou encore du mont Hémus en Thrace.

Les Alpes au pluriel sont restées connues principalement par leur usage savant dans les langues contemporaines, comme noms donnés par les géographes à différents milieux alpins ou « alpiens » : Alpes australiennes, néo-zélandaises, japonaises, Alpes du Sichuan (Chine) et de Transylvanie, Alpes scandinaves, pontiques, apuanes ou même mancelles (du Mans), Alpi Appennine. Car, comme le rappelle Debarbieux, les Alpes sont devenues « l’archétype dans les représentations occidentales modernes de la montagne ». Par contraste, on évoquera pour mémoire les luttes particularistes que se sont livrées les « allumés de la grimpe », certains tenant absolument à différencier pyrénéisme, himalayisme ou andinisme de l’alpinisme.

Sommets ou pâturages ?

Il faut rappeler ici que la notion de « sommet » , de « pic » , chère aux alpinistes comme aux topographes, était et reste une notion dérivée pour les pasteurs : de nos jours encore la montagne désigne, dans plus d’un endroit, le pâturage où l’on emmontagne (inalpe). Et le sommet qui la domine est la becca, la tête, l’aiguille, la pointe ou le mont portant le nom de ce pâturage.

Dans les dialectes de l’Europe, cette notion de « montagne » au sens de « sommet » se manifeste plutôt à travers le concept de « hauteur ». Ainsi a-t-on dans le comté de Nice, un adjectif alp pour dire « élevé », et des dérivés de même sens (ououpet, ououpilloux) dans le Trièves en Isère. On retrouve ce concept au nord de la Corse où, à côté de la forme simple (èlpa), on a le sens secondaire d’« escarpement » ou de « rocher élevé » (pour èlpa et alpale, arpagna). Les dialectes italiens des Alpes bergamasques et lépontiennes (Valtelline et Val d’Ossola), ceux des Apennins septentrionaux et centraux connaissent encore cette idée d’altitude. Notion qui a disparu dans l’aire ibéro-romane, bien que présente en ancien espagnol et au pays de Saint-Jacques-de-Compostelle (comme en témoignent encore le verbe galicien alpeirar, « se lever, placer en haut », et, plus rare, alpeidiña, « montagne basse » dans la région d’Ourense).

Mais c’est bien la notion première de « pâturage d’altitude » qui a eu sans aucun doute anciennement la plus grande extension. Elle revient fréquemment, à partir du VIIIe siècle, dans un ensemble de formulaires juridiques. C’est ici qu’il faut citer la redevance en produits laitiers (le fruit de l’au) due pour la jouissance de ces hautes pelouses, écrite parfois droit d’haut-siège (voire haultcierge) ou auciège, dérivé de alpidiare, soit alpeyer. Le concept pastoral est ainsi documenté dès le Moyen Âge pour les deux versants des Alpes (de l’Autriche à la Savoie, de la Vénétie au Piémont et à la Ligurie), pour la région des Apennins surtout centraux, les territoires à l’ouest du Rhône, et les Pyrénées, la Catalogne, la Galice et le Portugal. Aujourd’hui, on l’a vu, on ne connaît pratiquement plus le type alpe dans les Pyrénées et au-delà (le galicien n’ayant plus ce sens fondamentalement pastoral). En revanche, le type sémantique demeure enraciné au nord des Alpes, de la Styrie à la Savoie et au Dauphiné, au sud, des Grisons aux Alpes occidentales, et il se continue jusqu’aux Apennins septentrionaux. C’est avec cette notion primordiale de pâturage qu’il a été transmis au monde germanique (Alm, Alp, présent dans les dialectes alpins actuels, déjà albe en moyen haut allemand), où il n’a jamais été connu au sens de « massif alpin ».

On trouve en outre, toujours à l’intérieur du même champ sémantique, une acception plus focale, sous les formes alp, « chalet d’alpage » dans les Alpes lépontiennes, lombardes, et sous arp, arpett dans le Malcantone au Tessin. En Val d’Aoste les habitants temporaires de ces abris-foyers de l’alpe sont les arpian. Notons enfin que le cycle de l’estivage, ouvert par l’inarpa et fermé par la désarpa, est bien représenté sous ces formes en Savoie, Suisse et Piémont. On « investit » et « désinvestit » l’alpe, le troupeau étant la « vêture » (reconnaissable sous des habits phonétiques surprenants, mais réguliers, en val d’Anniviers, wèthwigri), conçue comme la charge (parfois surcharge, chore-wèthwigri), ce que disent bien les mots du Valais comme aussi ceux de Lombardie ou du Tessin, carga/discarga l’alp.

Erosions linguistiques

Un échantillon des variantes phonétiques attestées dans les régions déjà rencontrées donne un bon aperçu de cette étonnante variété des paysages sonores, encore présents dans les dialectes des Alpes et plus généralement de l’Europe.

On a ainsi des toponymes simples ou composés : L’Alp, Plenalp, Malalpa dans les Hautes-Alpes, des formes dialectales de Savoie et de Lombardie alp, alpa, alpè, dalp, et aussi des lieux-dits, Dalp et Nalps dans les Grisons, alpe, alpo, èlp, dans les parlers des Apennins, des toponymes dérivés comme Alpettaz en Isère, Alpétli, Alpin, Alpina, Alpascela, Alperschelli, Lumpegna dans les Grisons, Le Pilhon (= alpillon) dans la Drôme, Pareds (alparetum) en Vendée, sans parler des Alpilles de Provence.

Une évolution particulière est celle de l en r, qui se produit devant les articulations labiales comme p. Elle caractérise surtout les toponymes de la Savoie (les simples Ar, Ars, Art, et les diminutifs Arpettaz, Erpettaz ou Rappetaz, La Repetta, et d’autres dérivés ou composés comme Arpeyron, Armenaz, Arplane), mais aussi ceux de l’Isère (L’Herpie, Arpison), des Alpes-Maritimes (Harpille), de la Suisse romande (Arpette, Arpalle, Arpille, Arpitetta) et romanche (Arpiglia et Arpiglietta, en Engadine). Ces toponymes correspondent bien sûr à des noms communs encore largement présents en France, en Suisse (y compris dans une partie du Tessin) et en Italie pour les parlers alpins, comme pour ceux des Apennins.

Plus commune est la vocalisation de l, dans al, qui donne au, puis o (comme dans cheval, chevaux). Ce sont les toponymes Au, Aulps en Haute-Savoie, Laoup dans la Drôme, L’Aup, Laups dans les Hautes-Alpes, Laupon dans les Alpes de Haute-Provence, aussi bien que les formes patoises de Suisse (surtout dans les cantons de Vaud et du Valais), telles que op, o.

Ces dernières, comme d’autres érodées ou plus ou moins réparées, notamment â et ât, sont certainement à rattacher au même thème alp. Mais l’identification actuelle des formes est parfois difficile à cause de leur homonymie avec les aboutissants du latin altum (haut). En fait des formes aussi courtes peuvent facilement donner lieu à d’autres réinterprétations, ce que ne se privent pas de faire les étrangers au lieu (géomètres du cadastre, géographes) comme les autochtones : c’est le cas de La Vieille ou La Neuve, pour des alpages qui pouvaient se prononcer autrefois comme L’A Ville opposée à L’A Nouva. Tout aussi méconnaissable est le nom d’une extrémité du Jura qui surplombe le Rhône au-dessus de Bellegarde (Ain), Le Grand Crêt d’Eau, encore interprété parfois comme Le Credo : il s’agit d’un crêt d’au, simple croupe d’alpages, sachant que dans la région l’eau se prononcerait plutôt èga ou édye. Enfin alors même qu’on aurait pu les penser moins sujettes à de telles collisions homonymiques, parce que plus longues et pourvues d’un suffixe, les Opiès de la carte Michelin 84, sont devenues tout autant méconnaissables : c’est, en plein sur le versant sud de cette petite chaîne, la transcription naïve du provençal Aupilho, Les Alpilles.

Un terme utilitaire

Ainsi disparaissent naturellement, dans les processus de la mémoire, plus d’une de ces formes données, il y a plus de 2 000 ans, à ces hauts lieux fonctionnels, et restées productives en bouches dialectales, comme en témoignent tous ensemble alpe, alpille et alpillon. Au risque de décevoir les amateurs de remontée dans l’ultra préhistoire des langues, nous laisserons le mot de la fin à Muret, excellent toponymiste suisse, qui déjà concluait ainsi son article alpe du Glossaire des Patois de la Suisse Romande, paru entre les deux guerres : « C’est un mot indigène transmis de bouche à bouche depuis une lointaine antiquité ». Et il tenait pour vraisemblable que toutes ces hautes montagnes appelées alpes par les Gaulois aient été considérées par eux « d’un point de vue utilitaire, comme la région par excellence des pâturages ».

Vouloir à tout prix lire dans l’évolution d’un concept à travers les âges celle des lieux qu’il nomme est illusoire. Car le mot n’a pas eu les mêmes raisons de changer que les divers systèmes d’exploitation de l’alpe au cours de l’histoire.

Remerciements à C. Schüle-Marro, G. Hoyer et à tous les correspondants de l’Atlas Linguistique Roman et l’Atlas Linguistique de l’Europe, qui nous ont fourni et/ou traduit une documentation souvent difficile d’accès, en tout cas bien trop abondante pour que nous puissions en publier ici ne serait-ce qu’un aperçu bibliographique.

À lire :

  • Muret, E. (1924-1933), « Alpe », in Glossaire des Patois de la Suisse romande (L. Gauchat, J. Jeanjaquet, E. Tappolet , dir.), Neuchâtel-Paris, Victor Attinger, tome I, pages 312 à 314.
  • Bessat H., Germi C., Lieux en mémoire de l’alpe, Grenoble, Ellug, 1993 (préface de C. Abry).
  • Le Monde Alpin et Rhodanien (1997, 25e année, n° 2-4) : « La nomination au service de la territorialisation » (B. Debarvieux, pages 227 à 241) et « A la recherche du sens perdu » (G. Tuaillon, pages 21 à 30).
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