L’Alpe 01 : l’herbe et le berger

Par Jean Blanc

Jean Blanc a été berger-éleveur transhumant dans les Alpes et les Pyrénées. Il fut aussi chargé de la vulgarisation dans les organisations professionnelles d’éleveurs ovins, avant de participer à la fondation des parcs naturels régionaux et d’être l’initiateur des écomusées promus par Georges-Henri Rivière, le fondateur du Musée national des Arts et Traditions populaires.

Magdi Senadji. Pointe des Brosses, Haute-Savoie, août 1987.

Le monde urbain a son herbe qui lui est précieuse. Son gazon autour de sa villa, son espace vert dans la cité, son terrain de golf et sa pelouse du stade de France. C’est une passion onéreuse. Quel coût pour la création et l’entretien d’un mètre carré de terrain de golf ou de football ? Combien de dimanches matins consacrés à la tondeuse ? Mais c’est une passion qui exige surtout de la persévérance. Quel serait l’aspect d’un stade après seulement deux ans d’abandon ? Puis, elle demande un savoir particulier, pour l’arroser, la fouler, la tondre, pour lui tenir tête. Le citadin est donc en mesure de comprendre la pelouse alpine.

Le berger, comptable de l’herbe

L’herbe doit être arrosée, foulée, tondue. Elle se présente comme une tige enracinée, permanente, entourée au collet de bourgeons d’où peuvent sortir de nouvelles tiges (les talles) formant ainsi une touffe. Elle renaît à la fonte des neiges, sous le soleil. Elle trouve ensuite l’eau indispensable dans les pluies du printemps et de l’automne, dans les orages d’août, dans les brumes matinales et les brouillards. Parfois même, l’homme de montagne a creusé jusqu’à 1 800 mètres d’altitude de longs canaux d’arrosage pour obtenir une herbe longue et dense dans ses prés de fauche.

Si la touffe est foulée, piétinée par le bétail ou passée sous le rouleau au moment du réveil de la végétation, la motte et ses racines sont étalées, rechaussées par une terre qui adhère mieux au collet et qui, surtout, amène les bourgeons à former de nouvelles tiges vigoureuses. La touffe devient ainsi beaucoup plus forte et plus dense. Elle occupe le terrain, évitant des concurrences indésirables. Si l’herbe est coupée par le broutage des herbivores (ce qui est dans la logique des choses) ou fauchée, les tiges et les talles reprennent leur développement, toujours en vert, et peuvent être broutées ou tondues à nouveau. C’est le gazon, la pelouse alpine. Le berger est comptable de l’herbe, il doit maintenir un juste équilibre entre sur et sous-pâturage. L’herbe de printemps doit être retrouvée à l’automne, l’herbe de cette année doit renaître l’an prochain. La règle est que l’herbe doit tenir tête au troupeau et que le troupeau doit tenir tête à l’herbe.

Si l’herbe n’est ni broutée ni tondue, la tige s’allonge, monte en graines (ce qui ne facilite pas la reproduction, trop aléatoire) et devient paille, rigide et morte. Celle-ci se couche, forme un feutre glissant, favorisant les avalanches, accélérant la fonte des neiges et le risque de gel des sols. Et surtout, cette herbe-là ne facilite pas la renaissance de la pelouse. Ce scénario est plus que schématique, tant les situations (sol, altitude, climat, exposition, espèces et qualités d’herbe) sont variées. Comme le sont aussi les modes de gouvernement des troupeaux. Mais ce qui est invariant, c’est la nécessité de l’entretien de l’herbe.

Ainsi les parcours mal pâturés, même en altitude, sont souvent envahis par la bauco, Une herbe refusée par les herbivores, sauf au début de sa croissance et qui se développe en paille grise, feutrée et glissante. Signe d’abandon et de déshérence du territoire, elle prépare l’envahissement par les genêts et les églantiers. La bauco est pyrophore, c’est-à-dire que le feu ne la contrarie pas, au contraire. En revanche, elle disparaît rapidement s’il y a pâturage intensif. Pour revenir à la pelouse, il faut, après avoir brûlé le pailleux à l’automne, faire brouter et piétiner les repousses par un grand troupeau dès sa reprise de croissance et persévérer. D’autres herbes plus conviviales pour la brebis et le berger (et plus séduisantes pour le randonneur) ne tardent pas à la remplacer.

Tant qu’il y aura des alpagistes…

Dans les seules Alpes françaises, les alpages couvrent environ 670 000 hectares, auxquels il faudrait ajouter nombre d’alpages secondaires. À la fin des années soixante, ces alpages recevaient en été 107 000 bovins et 650 000 ovins dont 400 000 transhumants. Si la croissance de l’herbe demande quarante-cinq jours à une altitude de 500 mètres, il suffit de vingt-deux jours à 1 200 mètres et seulement de treize jours à 1 900 mètres. Bien entendu, cette croissance n’a pas lieu aux mêmes dates, ce qui permet d  »établir un véritable calendrier des pâtures.

Vérité millénaire que celle de lier la présence des hommes à l’espace des herbivores. Mais vérité récemment démentie. La montagne est aujourd’hui très peuplée, très fréquentée, aménagée pour les loisirs des citadins attirés par leur intérêt pour la nature. Un peuplement qui se réalise au profit des montagnards eux-mêmes. On peut s’en réjouir. Mais ces activités sont sans rapport avec les réalités vivantes de l’espace montagnard et surtout sans influence sur son entretien et sa sauvegarde. Là où trois bergers assuraient l’existence d’un territoire, une agglomération urbaine peut entraîner sa déshérence.

Même si, aujourd’hui, la première fonction de l’alpe est d’être un vaste terrain de jeux, l’usage de ce terrain implique un entretien que peut seul assurer l’alpagiste, berger ou vacher. Et si le métier de pasteur n’est pas fondé sur une science, c’est à coup sûr un prodigieux savoir qu’il est seul à détenir. Et si le savoir se perd ? C’est à la société urbaine de décider. Tant qu’il y aura des alpagistes…

À lire :

  • Jean Blanc, « L’espace, le territoire. La dominante pastorale » et « À propos du patrimoine alpin », in Villages d’altitude, actes du séminaire d’Arvieux, 1995.
  • Jean Blanc, « Le berger : personnalité, comportement et représentations », in L’homme et le mouton dans l’espace de la transhumance, éditions Glénat, 1994.
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