L’Alpe 06 : blantsa flou

Par C. D. et M. D., association «  Bessans, jadis et aujourd’hui  »

Photo : Jacques-Léo Lavanchy

Autrefois, sur le versant opposé au hameau des Vincendières, il n’y avait pas de glacier. Les pentes étaient recouvertes d’herbe et personne n’avait jamais exploité cet alpage, selon des explications surnaturelles…

Un jour, un maçon des Vincendières décida d’y bâtir une grange et d’y amener des bêtes en pâture. Dès la fonte des neiges, il entreprit, à cet endroit, la construction d’un petit chalet. Il envoya pour l’été trois chèvres gardées par ses deux benjamines, Jeanne et Marie, qui devaient également fabriquer le fromage et le descendre chacune son tour au hameau.

Jeanne supportait mal cette vie à l’écart des lieux de vie et conjurait le sort de la renvoyer parmi les siens.

Un matin, une camarade leur rendit visite, pour les prévenir de la fête au hameau le 22 juillet, jour de la sainte Marie-Madeleine, patronne des Vincendières, et les encourager à venir, malgré le travail qui les attendait.

Pour cette occasion, aucune des deux filles ne voulut rester pour s’occuper des bêtes et elles descendirent toutes les deux danser et s’amuser au hameau. Jeanne et Marie heureuses de retrouver leurs amis, y restèrent toute la nuit. Et au petit jour, lorsqu’elles retrouvèrent leur abri, le pis d’une des chèvres avait éclaté. Marie s’inquiétait de la réaction de son père, alors que Jeanne implora de nouveau les esprits :

«  Herbe, petite herbe,
Tu as fait crever le pie de ma chevrette,
Un glacier viendra
Et jamais plus d’herbe ne verdira.  »

Dès l’année suivante, la neige ne fondit plus au printemps et recouvrit le chalet et les prés. Le glacier de Charbonnel ainsi se forma (en 1772, Stragnoni établit une «  carta degli stadi sardi di terra germe  » qui mentionnait la montagne de Charbonnel sous le nom de Blanche Fleur ; on peut donc se demander qu’elle est la part de réalité ou d’imaginaire dans cette histoire… in Bessans, jadis et aujourd’hui, numéro 9).

Les anciens assurent aujourd’hui que l’on verra bientôt la «  fré  » (poudre faîtière) du chalet de blantsa flou (ce peut se traduire par «  blanche fleur  » mais aussi par «  crème blanche  », la «  flou  » étant le nom bessanais donné à la crème du lait) dépasser de la neige, tant le glacier recule.

Cette légende, vraie ou non, pose le problème du devenir de ce paysage comme des communautés qui l’habitent. Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, la montagne n’a pas fonction particulière. C’est un milieu dont les ressources permettent à l’homme de s’y implanter.

Les conditions de vie étaient difficiles, hostiles à l’anthropisation du milieu.

Le fond de vallée étant à 1 700 mètres d’altitude, les hivers étaient rudes et longs et les surfaces de versants utilisables par l’homme très réduites.

Le hameau des Vincendières, isolé une grande partie de l’année, comptait 87 habitants en 1734 et encore 52 en 1878 (soit onze maisons). Les familles vivaient de manière communautaire et autarcique, le hameau offrait alors : école, chapelles, moulin, four…

Les personnes ne descendaient dans la vallée qu’une ou deux fois par an, à l’occasion d’une foire, pour vendre une bête, acheter quelques affaires (sel, chaussures)…

Le montagnard avait pour principal revenu l’élevage et devait tirer toute sa subsistance de la terre ; la vie était rythmée par les saisons (veillées, sculpture, moissons, foins…). Les relations entre homme et milieu étaient donc très fortes.

Sur les versants exposés au sud, la pression pastorale était importante, le tissu parcellaire était très morcelé. Les parcelles étaient irriguées et l’exposition étant favorable, tout le bas du versant était cultivé. A mi-pente, les cultures étaient relayées par les prés de fauche, les parties les plus hautes étant destinées aux pâturages privés. Enfin, relégués aux voisinages des éboulis et des rochers, se trouvaient les pâturages communaux.

Dans le paysage, demeurent les témoins muets de ces pratiques : clapiers délimitant les parcelles, canaux de drainage, câbles à foin…

Les arbres étaient cantonnés sur les versants nord, impropres de par leur exposition aux cultures. La demande en bois (constructions, chauffage…) était souvent très forte. Pour parer les besoins en bois de chauffage, la bouse des vaches était séchée et utilisée comme combustible l’hiver.

Les communautés montagnardes ont construit leur culture sur la base de savoir-faire adaptés aux caractéristiques et potentialités locales, de coutumes et croyances fortes.

L’influence prépondérante du milieu montagnard sur les conditions de vie de ses habitants était à l’origine de nombreux contes et légendes. Cette mémoire collective était transmise lors des longues veillées hivernales.

Vers 1850, les villages alpins sont peu à peu désertés et en même temps s’ouvrent sur l’extérieur avec le phénomène de l’exode rural. Dans les basses vallées, les industries se développent offrant des conditions de vie moins rudes et des revenus plus attrayants et réguliers. Les personnes perdent les avantages de la vie communautaire, mais gagnent considérablement au niveau de l’épanouissement individuel.

Aujourd’hui, le hameau des Vincendières reste inhabité la majeure partie de l’année. Seule une famille continue d’y résider pendant la période estivale.

Depuis une cinquantaine d’années, le tourisme a connu un essor gigantesque, avec le développement d’activités estivales (vélo tout terrain, randonnée…) comme hivernales (différentes formes de glisse, raquettes…). Les relations entre le montagnard et son milieu ont nettement évoluées. Leur revenu est indirectement lié à la montagne, les pratiques agricoles ont tendance à disparaître, les communautés autarcique ont muté vers une économie moderne basée sur le profit, les conditions de vie se sont nettement améliorées, les progrès faits en terme de transport, de déneigement font oublier l’isolement passé.

Le milieu se transforme à l’échelle même des générations. La diversité des milieux se banalise, les paysages induits par les activités agricoles s’effacent, les pratiques ancestrales se perdent.

Néanmoins, le patrimoine est redécouvert et mis en valeur : restauration d’anciens bâtiments (chalets, moulins, chapelles…), manifestations (fête du pain, folklore, foires…) Le tourisme culturel et contemplatif devient un complément nécessaire au tourisme sportif pratiqué jusque là.

La vie communautaire a disparu. La montagne n’est plus seulement un lieu de vie, elle est devenue un produit de consommation. Elle se doit d’être ensoleillée l’été et enneigée l’hiver.

Outre ces changements perceptibles par chacun, la montagne connaît également des modifications importantes sur le plus long terme, notamment les variations climatiques qui se traduisent par le recul des glaciers et l’érosion qui modèle sans cesse le relief.

Il faut souhaiter que le vingt-et-unième siècle sera l’interface entre ces pratiques passées et présentes, entre la nature sous cloche et l’exploitation à outrance du milieu.

Le maintien de la diversité des milieux est nécessaire du point de vue de la banalisation du paysage alpin, mais aussi de la biodiversité. La montagne est un milieu puissant dont il faut s’accommoder plutôt que de vouloir le modifier.

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