L’Alpe 06 : deux journées

Par Jean Blanc

Ancien berger-éleveur transhumant, il a participé à la fondation des parcs naturels régionaux et fut l’initiateur des écomusées.

Extraits de la revue Natura, juillet 2013.

Pour nous distraire des préoccupations culturelles et économiques et retrouver la poésie au contact de la nature, nous sommes allés visiter deux bergers. Nous avons d’abord rencontré Vincent et son troupeau sur la grande rocade de l’échangeur des autoroutes Espagne-Côte d’Azur, bordée par le T.T.G.V. C’est un lieu magnifique au gazon vert ombragé d’oliviers. On pense à Virgile et à Pagnol.

«  Vincent, vous êtes berger en Provence. Comment se passent vos journées ?

– Je reste ici au milieu de la journée afin que les touristes se sentent arrivés dans la Provence de Giono. Voyez, il me font bonjour.

– Mais vous n’avez pas chaud avec cette lourde cape ?

– Elle fait mieux le berger, on m’a dit. Et puis, vous le sentez bien, il y a des courants froids dirigés par radar sur le troupeau. Sans ça, il chômerait, on le verrait moins.

– Vous n’avez pas de difficultés ?

– Oh, une seule. Faire revenir le troupeau par le tunnel sous l’autoroute.

– C’est votre travail de tous les jours ?

– Que non. Ce matin, j’ai porté le troupeau en bétaillère sur le site de la grande abbaye pour tondre le gazon. C’est très joli. Et le mois dernier, je suis descendu dans le Var, avec d’autres, pour nettoyer les pare-feu avant l’arrivée des touristes.

– Et c’est vous qui décidez ?

– Que non, vous pensez bien. Pour l’abbaye, c’est le ministère de la Culture. Pour les pare-feu, c’est le préfet avec l’administration forestière et les pompiers. Pour ici, c’est l’office du tourisme.

– Mais, tout de même, vous faites de la viande ?

– Ça, je ne sais pas trop. Il y a des gens qui disent qu’on en fait des aliments pour les lapins. Je ne sais pas.  »

Poursuivant notre route, nous avons rencontré Joseph, cette fois en montagne.

«  Bonne journée, berger !

– Bonjour à vous. Voyez, je tonds les emplacements des pistes et des cônes d’avalanche pour l’hiver. La neige tiendra mieux.

– Vous êtes le premier à penser aux plaisirs de l’hiver. C’est bien mais faites-vous ça tout le temps ?

– Souvent. Mais maintenant, je vais me rapprocher du sentier de grande randonnée, ça fait plaisir aux randonneurs et je suis leur ami. Sur mon programme, je devrais y être à midi, mais les brebis chôment à cette heure et c’est moins joli. J’ai décidé ça tout seul. On verra bien ! Pour chômer, je dois aller en lisière de bois pour fumer un peu. Il paraît que ça favorise les aconits, mais je dois faire un détour pour éviter les oeufs de tétras. C’est un peu long !

– Et le soir, vous regagnez la cabane ?

– C’est une grande cabane. On y loge soixante excursionnistes. Je les retrouve pour leur faire des contes de berger que j’ai appris dans un stage d’animateur. Après je mets la clôture électrique et je rentre chez moi.

– Chez vous ?

– Oui. Un bâtiment en ville où on a regroupé les gens de la montagne et des villages d’en haut. Il y avait déjà le forestier, le curé, l’instituteur et la postière. Maintenant, il y a moi. Je m’y plais bien. Et puis, j’ai le fax.

– Le fax ?

– Pour recevoir mes consignes de garde chaque matin. Elles sont décidées par l’Office pluriculturel montagnard à Paris, l’OPM, qui regroupe les demandes des directions des stations d’hiver, du tourisme d’été, des écologistes et des chasseurs. Et bien sûr, des forestiers. Tout est marqué, même l’endroit et l’heure où les bêtes doivent prendre le sel. Comme ça, le matin, je remonte de bonne heure pour faire le petit déjeuner de mes marcheurs du troisième âge et leur donner leur itinéraire de la journée. Je les mène tous les quinze jours au col pour voir la montagne des loups. Elle est clôturée et classée zone inapte.

– Inapte ?

– Oui, les montagnes sans loups sont en zones inaptes, alors… Alors, on y monte tous les quinze jours une bétaillère de chamois pour ravitailler les loups. Ils n’en ont jamais assez… C’est un spectacle.

– Et d’ou viennent ces chamois ?

– D’une grande ferme pédagogique pour l’instruction des enfants. Ils adorent les cabris.

– Vous êtes très demandé et bien sûr très compétent ?

– Vous savez, j’ai mon Certificat supérieur de capacité à l’estive, mon C.S.C.E…. Sans ça, on ne me prendrait pas.  »

Texte d’avenir-fiction pour un avenir proche ?

Nous n’avons malheureusement rien inventé.

Le pire est déjà là… ou déjà imaginé.

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