L’Alpe 06 : Y aura-t-il encore longtemps des récits de catastrophes dans les Alpes du troisième millénaire après Jésus-Christ ?

Par Christian Abry
et Hubert Bessat Professeur de phonétique expérimentale à l’université Stendhal de Grenoble
Alpiniste et chercheur indépendant

Les prédictions de catastrophes à notre échelle des Alpes sont une équation à plusieurs inconnues de la mécanique de Newton : depuis 1248, personne ne sait prédire positivement, en dépit de la surveillance spéléologique de ses anfractuosités, quand et combien de méga mètres cubes du Granier risquent de tomber à nouveau près de la capitale de la Savoie. «  Au jour d’au jour d(e) hui », prononcent les décideurs en oubliant deux fois l’histoire de leur langue (hui est déjà hodie du latin), tout le monde sait (négativement) que le tunnel du Mont-Blanc ne sera pas rouvert pour le premier janvier de l’an 2000. Juste avant la catastrophe du printemps 1999, les conclusions du rapport Brossier tout frais de mars 1998, furent citées ici-même par un journaliste du Monde, faisant un sous-titre du numéro spécial Franchir les Alpes de février 1999 : «  Il est urgent d’attendre  » pour la France, dans la politique européenne des tunnels (L’Alpe numéro 2, pages 64). On y parlait écologie des vallées, mais pas une ligne sur la sécurité de la vie des personnes. Quel rapport nous dira si le doublement du tunnel (polluant ou pas : c’est une affaire de choix de rentabilisation que de réserver cet autre boyau, dans une mesure raisonnable, au prix de la sécurité ou d’y engouffrer le trafic) aurait pu sauver quarante vies humaines ? Dès le départ des travaux en 1957, Pietro Bassi, le «  Docteur du Blanc  », celui des ouvriers comme des alpinistes en hypothermie, sait bien lui, de son côté, que rien n’avait été prévu pour les soins vitaux élémentaires de ces milliers de nouveaux bracchianti venus du Sud le plus pauvre de l’Italie. Grâce aux comités hygiène et sécurité, les accidents du travail ont diminué. Halte donc à l’aporie du hasard et de la sécurité contre la prévention : on n’est pas contre le port du casque, sur les chantiers comme en montagne, sous prétexte que le ciel peut nous tomber sur la tête.

Franchir le Mont-Blanc par percement ou y enchaîner jusqu’à la «  consommation du monde  » (au Mont Malet synonyme du Mont Maudit) son géant fauteur de catastrophes telluriques prévues tous les cent ans… C’est ce qu’avait fait, suivant en cela son patron bien plus célèbre saint Nicolas, ce saint Bernard d’Aoste, celui qui réussit avec ses moyens hospitaliers à améliorer la sécurité sur la route de Rome, qui passe toujours par les deux cols de son nom. Prévention d’un autre âge ? Pures légendes ? Dans notre titre, c’est une prédiction que nous posons uniquement sur les récits, celui-ci compris, des récits de catastrophes conçus comme la continuation d’une mémoire de longue durée. Comment la mémoire des sauveteurs décédés, le pompier de Chamonix et le motard de Courmayeur, restera-t-elle ? Isolée de chaque côté ? Lorsqu’une famille du val d’Aoste est frappée dans sa chair par la catastrophe, nous savons très personnellement qu’elle est par ailleurs touchée économiquement par ce cul-de-sac qu’est redevenu sa vallée (jusqu’à la réouverture en octobre 2000 ?), même si elle monte traditionnellement comme chaque été son troupeau sur les pelouses du Petit-Saint-Bernard. Le col alpage et passage et le tunnel routier sont devenus tous deux, pour eux, trajets de mémoire inoubliables.

Maintenant, recueillera-t-on entre 2000 et 3000 des récits structurés comme celui-ci ? Il s’agit, tout près du Petit-Saint-Bernard, de la formation du glacier du Ruitor, expliquée dans une langue des Alpes encore plus vivante en val d’Aoste, ce francoprovençal daté de Charlemagne et qui va demain franchir l’an 2000, sans qu’on puisse prononcer la date de sa mort annoncée.

Lo Rutor y est on glacher. Avant y ére (c’était) na montagne à vasses (un alpage à vaches). Y avait on propriétaire avoy sus berzyers et ses vasses, et on zor y a on pouvre qu’est passa, et qu’a demanda on bol de lassel (lait). Alors lo patron al a dèt’ : «  Te baille (donne) pas de lassel, ze préfère bascula ma seudère (chaudière) que te bailler on bol de lassel  ». Et al a renversa la seudère. Et lo pouvre al a dèt’ : «  Te te rappelleras de mon passaze !  » Et y s’est beta à neivre (mis à neiger) et y a forma lo glacher du Rutor. (Enregistré d’Elie Excoffier, à Sainte-Foy-Tarentaise, en juin 1991 par Claudette Germi).

Ce lait répandu qui blanchit les prés est une légende dont nul n’est dupe. Mais il faut avoir vu tourner à toute vitesse les neurones du patron de l’alpage qui hésite à prendre la décision de descendre ou non les bêtes, mugissant de faim dans les étables, parce que la neige a recouvert l’herbage avant la désalpe de la Saint-Michel, parce qu’il n’y a là-haut que de maigres réserves de foin pour tous ces estomacs et parce que le manque à gagner d’une descente anticipée va se compter en pièces de gruyère-fontine, en salaire du personnel berger et fromager, en consommation prématurée des prairies basses, voire des réserves d’hiver de fourrage. Et si l’herbe ne revenait plus ? Neige et glace ne partant plus ? On a déjà dit comment cette spéculation avait pu être alimentée par les fluctuations du climat, crues et petits âges glaciaires, avec disparitions attestées d’alpages entiers.

D’autres versions disent que ce pauvre était le Christ. Le croirait-on, ce récit de la punition du refus de l’hospitalité sacrée (connu de l’Antiquité, de la Bible comme d’Homère, dans ces termes en tous cas depuis Philémon et Baucis, vieux couple qui se met en quatre dans sa chaumière pour honorer les deux voyageurs, Zeus et Hermès), ce récit n’est pas partout également réparti dans les paroisses entre Rhône et Alpes. Leur successeur, le Christ en personne, ou le Christ dans le pauvre ou le pèlerin, n’intéresse semble-t-il plus personne à l’ouest du piémont des Préalpes de Chartreuse, et ceci depuis le début des Temps Modernes, soit la fin du quinzième siècle, ainsi que nous croyons l’avoir récemment montré.

Un tel désintérêt régional déjà vieux de quatre siècles pour l’hospitalité, dont nous commençons à peine à comprendre les raisons, sinon les causes, gagnera-t-il les parages du Mont-Blanc ? Il existe bien des mouvements plus dangereux que les ligues dans ces vallées du Mont-Blanc, mouvements qui ont pour ciment fondamentaliste la haine de l’immigré, dans lequel certains catholiques, même équipés de la parole de Dieu n’arrivent plus à reconnaître le Christ en personne. La solidarité prouvée par ce motard de nationalité italienne qui, après avoir successivement tiré vivantes de la fournaise du tunnel dix personnes, retourna y mourir, fait-elle partie d’une tradition de sauvetage des habitants et des guides pour les passants, et plus généralement, des traditions des gens de la route ? Les récits de rencontres dans la montagne ou sur les routes des Alpes font (et feront-ils ?) la «  morale  » à ceux qui ne jouent pas le jeu de la solidarité ? Jusqu’à la mise en jeu de sa propre vie pour celui qui risquent la sienne avec ou sans escient… Ces récits ceux qui les entendent et les entendront nous le diront. Car, entendus comme mémoires en prévision des conflits, ne sont-ils pas les laboratoires mentaux simulant et testant les différentes formules du contrat social ?

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