L’Alpe 07 : le dur métier de politologue alpin

Par Luc Rosenzweig
Correspondant du Monde à Bruxelles, il est né en Haute-Savoie en 1943 et s’intéresse toujours de très près à l’actualité et aux patrimoines alpins. Il a publié Mont-Saxonnex, album de l’an 2000 en collaboration avec le photographe Alain Duval.

Article publié au printemps 2000

L’Autriche a oublié. Février 2000 : pour la première fois dans la jeune histoire de l’Union européenne, un parti politique d’extrême droite accède au pouvoir et se voit confier des responsabilités gouvernementales. Les condamnations sont unanimes. Un an auparavant, le quotidien Le Monde publiait un long article sur le populisme alpin. Approche prémonitoire ? Son auteur s’en explique ici. Tribune à la première personne du singulier.

L'étonnante carte de voeux du quotidien genevois Le Temps : un calendrier de l'année 2000 en treize (!) volets illustrés par les graphistes iconoclastes de Plonk & Replonk détournant de manière fort habile, des archives Zimmermann. Ici : le mois d'octobre.

Le 12 mars 1999, dans un article en première page du Monde, je tentais, dans la limite de l’espace accordé aux analyses dans un quotidien, d’établir un parallèle entre des phénomènes politiques apparus récemment dans (ou aux alentours de) l’arc alpin. Il s’agissait d’expliquer aux « gens des plaines » et notamment à ceux des grandes villes qui n’ont, pour la plupart, de perception que touristique du monde des montagnes et des vallées, ce qu’il y avait de commun dans l’émergence de discours et de pratiques politiques comme ceux de Jörg Haider en Autriche, de Christoph Blocher en Suisse, d’Umberto Bossi en Italie ou de Patrice Abeille en France. J’ajoutais à cela que, sous certains aspects, le parti dominant depuis un demi-siècle en Bavière, la CSU d’Edmund Stoiber présentait des caractéristiques similaires aux autres mouvements cités.

Mon propos était alors de différencier ces phénomènes de celui de la montée de l’extrême droite « type Le Pen » en France ou Republikaner en Allemagne. En dépit des différences de langues et d’histoires politiques, ces formations ont un tronc commun programmatique et rhétorique. Il s’agit, pour les dirigeants de ces nouveaux partis (qui sont parfois des partis anciens, « rénovés » par des leaders charismatiques) de susciter des réflexes de rejet de nantis. En face, évidemment, rôderaient des décideurs lointains et mal intentionnés, à Paris, à Bruxelles ou ailleurs, qui viendraient sucer la moelle et ponctionner une prospérité nouvelle (à l’échelle du temps historique), résultat du travail acharné et des sacrifices de plusieurs générations.

Le concept de « populisme alpin » que j’utilisais alors pour caractériser la pratique de ces formations politiques et le discours de leurs leaders a, depuis, fait florès. Il est utilisé, parfois de manière bien hasardeuse, pour commenter des situations politiques nouvelles comme la percée de l’Union démocratique du centre (UDC) de Christoph Blocher lors des dernières élections fédérales en Suisse ou encore celle de Jörg Haider en Autriche. On est même allé jusqu’à évoquer un « fascisme alpin », désignation à mon avis totalement inadéquate pour cerner un phénomène qui, quelle que puisse être l’aversion que l’on peut avoir pour les thèses avancées par ces partis, s’inscrit jusqu’à nouvel ordre dans le débat démocratique.

Populaires,
mais pas populistes ?

Cet article m’a valu (il fallait s’y attendre) des réactions, parfois vives, de certaines des personnalités politiques mises en cause. Flattées lorsqu’on les décrit comme populaires, elles poussent de hauts cris lorsqu’on les présente comme populistes. Pourtant, comment désigner autrement des discours qui, au mépris de tout réalité économique ou même ethnologique, suscitent l’idée selon laquelle il existerait une supériorité, sinon biologique, du moins de l’organisation sociale, des modes de vie et de comportement économique des habitants des montagnes ? Que les maux censés handicaper l’essor de ces régions seraient le fait d’un pouvoir bureaucratique et centralisateur sans âme ? Pour finalement aller jusqu’à prôner (en Italie et en France) une sécession d’une ou plusieurs provinces en justifiant le séparatisme par des arguments économiques conjoncturels (gardons nos sous !) ? Si ce n’est pas du populisme, ça y ressemble fort.

La première à réagir fut la CSU bavaroise qui adressa au Monde un long texte vantant le caractère libéral, ouvert et progressiste du gouvernement de la Bavière qui serait, à en croire ses dirigeants, un havre de tolérance dans un monde barbare… Edmund Stoiber, le ministre président de ce Land, signataire du texte, oubliait seulement de mentionner que son parti avait été à la pointe du combat contre la nouvelle loi sur la nationalité allemande adoptée par la majorité sociale-démocrate et les Verts du Bundestag. Une loi qui introduit des éléments de droit du sol permettant à des étrangers nés sur le territoire de la République fédérale de postuler à l’obtention de la nationalité allemande. Parti populaire au sens où il a prétention à représenter toutes les couches de la société bavaroise, la CSU ne recule pas devant certaines postures populistes, dévoyant à son profit la forte conscience identitaire bavaroise (mir san mir, nous, c’est nous). Certes, elle se démarque, au moins dans son discours public, des positions ouvertement xénophobes du voisin autrichien Jörg Haider dont les propos glorifiaient il y a peu de temps encore la politique de l’emploi sous le IIIe Reich. Mais ce souci de respectabilité a cependant ses limites : s’érigeant en grande s…ur d’une démocratie chrétienne autrichienne durement malmenée lors des dernières élections législatives, la CSU lui avait conseillé de rompre son alliance de gouvernement avec les sociaux-démocrates pour s’acoquiner avec Haider. La suite lui aura donné raison…

La réaction de Patrice Abeille, secrétaire général de la Ligue savoisienne et conseiller régional, fut plus tardive. Ce n’est que fin décembre 1999 qu’il adressa au journal Le Monde une demande de droit de réponse relatif à cet article paru neuf mois plus tôt ! Ce qui n’a pas empêché ce mouvement séparatiste de mener une campagne virulente contre ma personne dans leur organe L’Écho de Savoie où il m’était reproché d’avoir invité un ministre de la République, en l’occurrence Jean-Jack Queyranne, à me remettre une décoration dans ma commune natale de Mont-Saxonnex en Haute-Savoie, berceau de ma famille maternelle. Pour le chef de la Ligue savoisienne, cette invitation ne pouvait relever que de la provocation et dissimuler quelques arrières pensées électorales… Cette pulsion tardive à signaler que Le Monde a parlé de Patrice Abeille en des termes jugés par lui injustes ne semble pas étrangère aux difficultés que connaît actuellement la Ligue savoisienne : hémorragie d’adhérents et échecs dans le noyautage d’organisations comme le mouvement région Savoie. Un instant séduits par un discours qui répondait, en des termes simplistes, aux angoisses ressenties par certains habitants des deux Savoies devant la mondialisation et l’accélération de la construction européenne, bon nombre de sympathisants de la Ligue savoisienne ont compris l’impasse où entendent les conduire messieurs Abeille, de Pingon et consorts. Patrice Abeille en est donc réduit à faire de l’agitation médiatique et à polariser l’attention sur des polémiques par lui suscitées, piège dans lequel nous nous garderons bien de tomber.

Le mythe
d’une civilisation allobroge

Il peut être en revanche utile d’approfondir l’analyse, pays par pays, région par région, des causes qui ont pu rendre certaines personnes sensibles au chant des sirènes populistes. Il y a déjà quelques décennies, l’historien helvétique Anselm Zurfluh décrivait ce mythe des origines selon l’exemple suisse, cette spécificité de l’homo alpinus rétif à toute sujétion et incarné dans la personnalité de Guillaume Tell. Cette mythologie est à la base du refus viscéral de la Suisse profonde des cantons originels (Obwald, Nidwald, Schwyz et Lucerne) de permettre à la confédération de s’intégrer à l’ensemble européen. Cela s’est traduit par l’échec du référendum de 1992 où le gouvernement proposait l’adhésion de la Suisse à l’espace économique européen, premier pas d’un rapprochement avec l’Union européenne. Cette campagne a servi de tremplin à l’industriel Christoph Blocher, président de l’Union démocratique du centre, qui remporta ensuite un succès impressionnant lors des élections fédérales de novembre 1999. Pour Anselm Zurfluh, « il est vrai que la mythologie nationale suisse fait appel au « monde intact » des Alpes de sorte que la Suisse se voit elle-même comme une nation alpine. Mais tout cela, c’est de la rhétorique nationale du XIXe siècle. On ne peut plus dire que la Suisse est « alpine » : le plateau suisse entre Genève et Saint-Gall est urbanisé et loin des Alpes. Cela vaut aussi pour l’Autriche : les Alpes sont loin de Vienne ! »

On pourrait dire la même chose de Milan ou Brescia, place forte de la Ligue lombarde d’Umberto Bossi. Il n’empêche que des éléments liés à l’histoire socio-politique des espaces alpins entrent dans le cocktail propagandiste de la Lega Nord dont l’essentiel du message consiste à affirmer que, débarrassée du sud de l’Italie dévoreur de subventions et de Rome la corrompue, la partie nord du pays pourrait se développer sans entrave de manière harmonieuse. Ce mouvement semble en repli depuis l’échec, en 1997, de cette chaîne humaine de Turin à Venise qui aurait du être, pour Umberto Bossi, l’équivalent de la marche sur Rome de Benito Mussolini et forcer ainsi la naissance de la Padanie. Mais on atteint des sommets lorsque certains historiens amateurs se mettent en quête des reliques d’une « civilisation allobroge », sorte de version savoyarde de Vercingétorix et des Arvernes dont on sait fort bien qu’elle n’a eu aucune réalité.

Envers et contre tout,
nourrir le débat démocratique

Quelque mois après cet article sur le populisme, je revenais sur le sujet en écrivant un article intitulé Les colères tenaces des gens des montagnes. Mon propos était d’apporter quelques éclaircissements sur les développements socio-politiques survenus dans la dernière période : la fureur des Chamoniards après l’incendie du tunnel du Mont-Blanc, le conflit entre les bergers et les protecteurs des loups, les incompréhensions entre les gens « d’en bas » et ceux « d’en haut » lors du procès du guide Daniel Forté tenu pour responsable de la mort d’adolescents dans une avalanche, etc. Je notais le fait que les réglementations, nationales et européennes, en matière de transport ou de protection de la nature avaient été la plupart du temps élaborées par des gens des villes et des plaines. Je dénonçais l’exigence du risque zéro en matière de fréquentation touristique des sommets. Je déplorais enfin les rivalités et conflits intra-alpins (voir l’incapacité, au moins jusqu’à une période récente, des deux départements savoyards à mener des politiques communes, en raison des rivalités entre Annecy et Chambéry).

Cette tentative d’explication, sinon de justification, de ce nouveau mal-être des pays de montagne suscita des incompréhensions (peut-être m’étais-je mal exprimé…) chez une lectrice de La Rochette, qui me prête, entre autres, une opinion favorable aux défenseurs des loups contre les bergers (ce qui n’est pas du tout le cas) et qui écrivait récemment encore dans un courrier à L’Alpe : « Je m’étonne qu’aujourd’hui, les « gens d’en bas » puissent encore écrire et publier des élucubrations aussi caricaturales et dépréciatives, avec des clichés dépassés, à propos des gens de l’Alpe ».

La sociologie politique du monde alpin est, pour l’instant, affaire de spécialistes, universitaires ou non. Peu portés à la violence sauf pour se défendre devant l’envahisseur, les gens des montagnes attirent moins sur eux le regard des médias que les Corses ou les Basques. Ce n’est pourtant pas une raison pour ne pas s’efforcer, au jour le jour, d’en faire une observation qui puisse contribuer à nourrir le débat démocratique sur les sommets et dans les vallées.

À lire :

  • Le populisme alpin, phénomène transnational (Le Monde daté du 12 mars 1999).
  • Les colères tenaces des gens des montagnes (Le Monde daté du 17 novembre 1999).
  • La Ligue savoisienne n’est ni populiste ni xénophobe (tribune de Patrice Abeille dans Le Monde daté du 25 décembre 1999).
  • Les racines de l’identité européenne, sous la direction de Gérard-François Dumont et d’Anselm Zurfluh, éditions Economica, Paris, et Thesis, Zurich.
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