L’Alpe 10 : de l’art et des cochons

Par Leïla Shahshahani

Journaliste, diplômée en histoire de l’art et en relations internationales, elle a notamment travaillé sur la politique et les médias en Russie ainsi que sur les organisations humanitaires. Cette grande voyageuse vient de jeter l’ancre momentanément à Grenoble pour scruter la montagne.

L’exposition «  Traversées  » a animé, le temps d’un été, le parc national des Écrins. Cinq artistes contemporains, une photographe et quatre écrivains, ont ainsi pu installer temporairement leurs oeuvres le long du sentier qui relie La Bérarde au refuge du Châtelleret, en pleine zone centrale. Un sacrilège dont on retiendra beaucoup de contradictions et une polémique passionnée… Enquête.

Chaque année, la Conservation du patrimoine de l’Isère (CPI) établit un inventaire. En 2000, c’était le tour du canton de Bourg-d’Oisans. Jean Guibal, directeur de la CPI et conservateur du Musée dauphinois, souhaitait qu’un regard nouveau soit porté sur les montagnes de l’Oisans. Convaincu que «  le patrimoine ne se mesure pleinement que confronté au regard des artistes contemporains  », il engage en 1999 une réflexion avec Philippe Mouillon et Maryvonne Arnaud du groupe Laboratoire, atelier grenoblois de sculpture urbaine. Pourquoi le groupe Laboratoire ? «  Parce que j’apprécie leurs méthodes de travail et leurs réalisations, célèbres par ailleurs dans le monde entier. J’ai souhaité donner à ces artistes la possibilité de s’exprimer.  »

Sollicité, le parc national des Écrins (PNE) s’associe à l’initiative et rencontre l’équipe de Laboratoire à l’automne 1999. «  L’approche culturelle permet de porter un autre regard sur la nature, complémentaire de l’approche naturaliste et scientifique qui est le fondement de notre mission de protection  », explique Claude Dautrey, responsable de la communication au parc. Déjà, de 1992 à 1997, l’opération Art et nature avait accueilli des artistes naturalistes internationaux dont les travaux avaient ensuite été exposés dans une maison du parc.

Au terme de repérages, Maryvonne Arnaud retient le sentier qui relie La Bérarde au refuge du Châtelleret : dénivelé peu éprouvant, paysages grandioses et… une importante fréquentation. Sans difficulté particulière, Laboratoire obtient l’autorisation d’intervenir dans la zone centrale, objet d’une réglementation particulière réputée très stricte. Le caractère exceptionnel, temporaire et réversible de l’exposition étant, insiste le parc, déterminant. Et Claude Dautrey d’ajouter : «  Le fait que le projet soit initié par le conservateur du patrimoine de l’Isère constituait aussi une garantie de qualité.  » L’exposition n’en demeure pas moins une première pour le parc.

Chargée de la conception artistique, Maryvonne Arnaud imagine une exposition qui se lise en marchant. Aidée de l’écrivain Nicole de Pontcharra pour la coordination littéraire, elle fait appel à Pascal Amel, Jacques Darras, Jacques Lacarrière et Hervé Planquois, quatre écrivains amateurs de marche et de voyage. Ils arrivent de Normandie, du Loiret ou encore de Seine-Maritime. Aujourd’hui, l’un d’eux, Hervé Planquois, vit à Grenoble.

À partir de l’hiver 1999, et chacun de leur côté, à leur rythme, les auteurs couchent sur le papier les émotions que le site leur inspire. Pour que l’oeuvre exprime le vécu personnel de chacun, ils ne confrontent pas leurs travaux. «  À aucun moment les auteurs n’ont vu mes photos  », précise aussi Maryvonne Arnaud, qui réalise la mise en scène finale : vingt-quatre installations associant textes et photos, mises en place grâce à divers dispositifs (tiges métalliques, stèles verticales) et étudiées pour résister aux agressions naturelles. Que nous dit Traversées ? «  Dans ces lieux, qui sont là depuis toujours, l’homme est petit, ténu, mortel. C’est ce rapport entre l’homme et la nature que nous avons voulu exprimer au travers de l’exposition  », explique Philippe Mouillon. Acte de modestie ? À en croire les commentaires de nombreux visiteurs, le message est mal passé.

Des bruits de bottes dans le lointain…

Dans un courrier adressé aux décideurs du projet, le président de la Compagnie des guides Oisans-Écrins, Raymond Péru, s’indigne de «  la vanité des artistes et du Musée dauphinois de venir confronter leur art à l’oeuvre majeure de la nature qu’est la Meije  ». Même écho dans les commentaires des livres d’or déposés au refuge et à La Bérarde : «  Les mots, les images, les matières rapportées, aussi beaux soient-ils, représentent la vaine quête de l’homme à égaler, à recréer la nature.  » Au-delà du contenu artistique, c’est l’idée même d’une exposition dans ces lieux qui dérange. On trouve le «  cadre superbe et l’exposition totalement déplacée, à la limite de la pollution visuelle  ». «  Tout redescendre à La Bérarde me paraîtrait plus humble  », lit-on encore. Une question de principe donc… La nature, et surtout celle-là, se suffirait à elle-même. Michel Chamel, président de la Société des touristes du Dauphiné, est perplexe devant ces installations : «  Le vallon des Étançons est sublime. Il n’a besoin d’aucun artefact.  »

Jean-Michel Asselin, rédacteur en chef du magazine Vertical, lui, veut pouvoir y marcher «  sans ce chemin de croix qui me parle du lien de l’homme et de la montagne, à l’instant où je m’efforce de vivre ce lien  ». Et Gérard Renon de lui répondre, sur AlpiListe, le forum de discussion Internet de Glénat Presse sur la montagne : «  Exprimée avec ces mots, j’adhère à l’opinion : aucune vindicte ni intolérance, mais surtout aucune appropriation du lieu. (…) Ce sont ces mots que j’aimerais entendre plus souvent, plutôt que des crachats jetant sans appel l’opprobre sur celui qui n’est pas «  moi, seul et unique détenteur d’une vérité créée par mon ego démesuré  ».  » Et de poursuivre dans un autre message : «  Quand les alpinistes «  puristes  »  » ont pour la toute première fois entrepris la conquête des sommets himalayens, ils ne se sont pas demandés si les autochtones, pour lesquels beaucoup de ces sommets étaient les demeures de leurs dieux, voyaient ça d’un oeil bienveillant, à défaut d’être sans doute fort contrarié. N’y avait-il pas là un outrage culturel d’une autre dimension ? (…) Lorsqu’on entreprend l’élitisme, qu’on le teinte d’une dose suffisante d’intolérance, et qu’on y ajoute le saccage culturel, qui n’est pas sans rappeler un autodafé, il se fait entendre dans le lointain des bruits de bottes… La réunion de ces trois idéaux crée une force insupportable. Cette force a un nom : tyrannie.  »

En exposant dans ce vallon, ces artistes ont offensé. Qui ? Pas la montagne. Elle, elle n’a pas d’opinion. Mais bien ceux qui la connaissent à force de la fréquenter et ceux qui y vivent comme en témoigne ce texte extrait du livre d’or et signé par une célèbre famille du Vénéon : «  La montagne est le jardin secret de chacun d’entre nous ici depuis des générations et nous n’avons pas besoin d’un guide pour nous montrer la pierre qu’il faut admirer  ».

«  Protéger la montagne c’est la respecter sans l’usurper !  » écrit un autre visiteur. On reproche à Laboratoire de s’être approprié une montagne (avec l’exceptionnelle autorisation du parc) en imposant au randonneur un regard personnel. Cette appropriation n’a pourtant rien de nouveau et passe souvent inaperçue. «  L’homme le fit dès qu’il la découvrit  », rappelle le sociologue Jean-Olivier Majastre. D’abord, il voulut la civiliser, en y construisant des refuges. Il entreprit aussi de la spiritualiser, les montagnes devenant, selon les mots du sociologue, des «  hauts lieux de l’élévation de l’âme et de la pensée  ». On y fit monter, à dos d’hommes (de guides, souvent), des statues de la Vierge ou des croix. À la Meije comme ailleurs. Aux sommets, l’homme célébra aussi le pouvoir militaire, érigeant des monuments à la mémoire de ses soldats.

Mais ces formes d’appropriation matérielle et spirituelle ne dérangent personne. Pas même l’athée se heurtant à la croix du Grand Som, en Chartreuse. Assimilées à une tradition montagnarde, elles sont considérées comme partie intégrante de notre patrimoine. Elles sont pourtant incontournables et permanentes. Alors pourquoi ne pas tolérer, sur le chemin du Châtelleret, une appropriation différente, contemporaine et, surtout, temporaire ? «  La question de l’installation de ces très provisoires et très discrets panneaux d’images et de textes sur le sentier de la vallée des Étançons est-elle différente de celle de l’installation des refuges, ou de leurs agrandissements successifs plus ou moins artistiques, ou de celle de la mise en place de ces autres installations que sont les via ferrata ou encore de ces équipements qu’accrochent à coup de perceuse et de spits les grimpeurs sur les parois les plus difficiles ?  », questionne Jean Guibal.

Des réactions dures pour un projet mou

Avant même l’inauguration de l’exposition, le 24 juin dernier, des installations sont détruites ou badigeonnées de peinture. Le sabotage continue au cours de l’été touchant au total, selon Laboratoire, plus de la moitié des oeuvres. Du coup, l’atelier procède à un démontage anticipé de l’exposition. Si les actes de destruction ne sont pas nouveaux (refuges brûlés, démontage sauvage d’une via ferrata au mont Aiguille), certains, à l’instar de Michel Chamel qui fréquente la montagne depuis de longues années, constatent une recrudescence de ces actions violentes. Gérard Wallich, commandant à la CRS des Alpes, ne s’étonne pas de cette transposition à la montagne des comportements urbains.

Comme dans les vallées, la cohabitation en montagne est devenue nécessaire. On y vit, on y passe son temps libre ou ses vacances. Le croyant y veut des croix, le naturaliste des loups, le vacancier des stations de ski, le grimpeur des spits, le randonneur des refuges, France Telecom des antennes, l’écolo du «  rien  » et l’artiste un terrain d’expression. Pour l’alpiniste-écrivain Bernard Amy, «  chacun y va de bonne foi et pense faire le bien  ». La montagne, devenue en outre un énorme enjeu économique avec la mode de l’outdoor, n’en finit plus d’attiser les conflits. On porte plainte, on pétitionne ou on envoie des communiqués, on proteste dans un éditorial, un courrier des lecteurs ou une réunion publique. Et parfois… on détruit.

Pour ne pas laisser le soin à une réglementation excessive de régir nos allers et venues en montagne, on accepte les compromis. Jean-Olivier Majastre parle de savoir-vivre quand Bernard Amy évoque le bon sens qui fait que l’on trouve en montagne «  un peu de tout pour tout le monde  » et ne voit rien de choquant sur le principe d’une exposition sur le sentier du Châtelleret, «  beaucoup moins préjudiciable à la montagne que nombre d’équipements permanents, tel un topo sur les Écrins  ». Jean-Michel Cambon, grand ouvreur de voies d’escalade, est d’accord aussi sur le principe de l’exposition mais regrette «  qu’elle ne reflète pas la vie de la vallée  ». Ce point de vue revient souvent, beaucoup reprochant à Traversées une représentation trop triste de la montagne alors qu’elle serait avant tout «  source de bonheur  ».

Quant au reproche, plus que sous-jacent dans certains commentaires, d’avoir donné la parole à des auteurs extérieurs au milieu, Jean-Olivier Majastre a vite fait de le balayer : «  Rébuffat et Terray étaient citadins. Et pourtant, ils ont su trouver les mots justes pour parler de la montagne.  » Même son de cloche chez Xavier Charpe, maire de Saint-Christophe-en-Oisans, qui accepte «  après quarante ans de vie dans les montagnes, que d’autres, venus d’ailleurs, m’apprennent à la regarder  ». Et Jean Guibal a beau jeu de rappeler que le sentiment positif de la montagne nous a d’abord été communiqué par des artistes et des voyageurs venus d’ailleurs : «  La nature n’existe pas. Le saviez-vous ? Si vous aimez la montagne aujourd’hui (elle fut haïe tout au long de l’histoire), c’est parce que des peintres, à partir du XVIIIe siècle, vous ont appris à la regarder. Les mots que vous employez pour décrire les panoramas («  grandioses  ») ont été inventés par Rousseau et ses successeurs. Il est donc possible, sauf votre respect, amoureux de la nature et autres écolos, d’offrir à des artistes d’aujourd’hui la possibilité de créer des images et des mots qui, peut-être, seront ceux qui seront employés par les «  contemplateurs  » de la nature dans vingt ou cent ans. Rien n’est moins agressif qu’un tel regard. Sauf à considérer que votre amour de la nature connait déjà, comme tant de religions, des dérives… intégristes.  »

Cette perception romantique de l’artiste visionnaire qui éclaire les masses suscite cependant une certaine méfiance chez Marc Fenoli, sociologue et journaliste. «  Sous l’appellation d’art contemporain, on peut proposer un peu tout et n’importe quoi. Je regrette que des élus, des décideurs qui se piquent d’art contemporain achètent clefs en main à des artistes des projets qui sont, au final, des formules à succès, répétées à tout va.  » Et d’ajouter : «  Je me pose en général des questions sur l’attribution des projets, comme sur leur rejet d’ailleurs. Les élus sont peu formés à ces questions, parfois naïfs face à ce qui leur est proposé, forcément sensibles aux rhétoriques rassembleuses. Mais en tant qu’acheteurs, ils devraient s’interroger davantage sur le contenu des oeuvres et sur l’originalité des démarches qu’on leur vend. Dans le cas de Traversées, il s’agit d’une exposition de photos en extérieur, sans grande créativité, qui intervient après d’autres du même type et des mêmes auteurs en milieu urbain ou ailleurs, et dont la montagne n’est, finalement, que le prétexte rapporté. Il y a une ironie immanente dans cette affaire de Traversées : c’est un projet mou, qui se voulait sans doute consensuel et qui a suscité des réactions inversement proportionnelles à sa force artistique. C’est cela qu’il est intéressant de questionner.  »

Il faut com-mu-ni-quer…

Au-delà du contenu, c’est sur la manière dont le projet a été mené, sur la démarche de ses initiateurs, qu’on a jugé Traversées. Particulièrement chez les acteurs locaux. Pourtant, le Musée dauphinois estime que Laboratoire a su conjuguer «  les sensibilités identitaires locales, lentement accumulées, et cette réalité contemporaine faite de migrations de populations et de transferts accélérés d’informations  ». Un discours qui ne semble pas avoir été entendu. En témoigne, par exemple, la réaction de cette visiteuse, pourtant choquée par les destructions : «  J’ai interrogé et perçu dans les réponses obtenues de gens du pays (…) un sentiment d’humiliation d’avoir été mis devant l’obligation d’accepter l’installation sans avoir été véritablement partie prenante de son processus, alors qu’il serait si difficile pour l’habitant de modifier à peine l’architecture ou la destination d’un lieu ; un sentiment de rancoeur aussi de constater que pour ça, il y a des dérogations et de l’argent…  » Sonia Paquet, gardienne du refuge, confirme : «  Ce n’est que le jour où les oeuvres ont commencé à être installées que j’ai appris que l’exposition se ferait ici.  »

Mais alors, si les artistes n’étaient pas chargés, comme on le pensait, de s’entretenir du projet avec la population locale, qui donc l’était ? Aussi aberrant qu’il y paraisse, les initiateurs du projet auraient tout simplement oublié de s’entendre sur une stratégie de communication… Jean Guibal comptait sur le parc : «  Nous avions un partenaire local, le parc en l’occurrence, qui disposait, sur place de nombreux agents qui auraient pu jouer ce rôle.  » Or, lors de la commission permanente du parc tenue en mai 2000, Xavier Charpe a pu constater avec surprise que les principaux intéressés (les agents du parc) ignoraient l’existence même de l’exposition qui devait être inaugurée un mois plus tard. «  Une situation d’autant plus inconfortable pour eux, précise le maire de Saint-Christophe, qu’ils furent les premiers à se faire interpeller par ceux que l’exposition mécontentait. Car ce sont eux qui, d’habitude, sont chargés de faire appliquer la stricte législation du parc.  »

À la direction du parc, on reconnaît que l’information n’a pas suffisamment circulé, et d’abord en interne. C’est le directeur qui a pris la décision d’autoriser les artistes à exposer en plein coeur de la zone centrale. Pour Claude Dautrey, responsable de la communication, le parc n’a pas, sur le coup, mesuré les conséquences de sa décision. «  Et pourtant, reconnaît-il, il s’agissait bien là d’un aménagement, fût-il temporaire. Des gardes-moniteurs ont d’ailleurs trouvé cette idée de mauvais goût.  » Il n’y a donc eu aucun débat en interne (il y en a un maintenant !) avant que le feu vert ne soit donné aux artistes. Ou plutôt carte blanche. Car une fois l’autorisation donnée, le parc a laissé Laboratoire mener son projet, sans en assurer le suivi («  pour des raisons d’emploi du temps  », précise Claude Dautrey). D’autant que «  Laboratoire a l’habitude d’intervenir sur des monuments historiques sans les détériorer !  »

Dérive ou ouverture ?

Laboratoire a acquis une notoriété internationale en matière d’interventions extérieures. Bien qu’opérant principalement dans de grands centres urbains, ses créateurs insistent sur le fait que leur travail est transposable à d’autres types d’environnements. Maryvonne Arnaud admet cependant n’avoir pas eu conscience des polémiques que le choix de ce lieu allait engendrer, mais affirme ne pas avoir été avertie par le parc des possibles conséquences d’une intervention en zone centrale. Pourtant Jean Guibal assume ce choix : «  Trop de personnes viennent ici et sont déçues car elles ne quittent pas le village. Alors qu’en marchant ne serait-ce que cent mètres au-dessus, on découvre un paysage splendide. Il était donc bien d’encourager les visiteurs à s’aventurer à l’extérieur du village.  »

Claude Dautrey émet quelques réserves sur le choix du sentier du Châtelleret : «  Lors de notre rencontre avec Laboratoire, nous avions parcouru quelques itinéraires envisageables, notamment celui qui relie le village de Saint-Christophe au hameau du Puy : ce parcours comporte davantage de traces de présence humaine et répond bien à la dimension d’exploration du patrimoine local. À l’arrivée, les artistes ont choisi un site où la nature est vierge et où l’homme n’a plus sa place. Ils ont été impressionnés par la beauté du site et ont privilégié le territoire à la proximité humaine. D’où un accueil mitigé chez les locaux.  » Pour le maire de Saint-Christophe, le choix du Châtelleret n’était pas le plus judicieux : «  Le parc a toujours mené une politique très stricte de non-intervention, au point que les habitants ont souvent eu l’impression de n’être plus chez eux. Soudain, il fait le saut et autorise une exposition en pleine zone centrale. La transition d’une politique à l’autre a été, je pense, trop brusque. J’ai moi-même été surpris que le parc autorise une intervention de ce type, à cet endroit.  »

Jean Guibal se félicite des retombées de l’exposition (casseurs mis à part) et des questions soulevées : «  Que voulons-nous faire de la montagne ? Qu’est appelé à devenir un parc national dont la fréquentation ne cesse d’augmenter ? Quel terrain de jeu, sous quelle forme, souhaitent trouver les citadins de plus en plus assoiffés de nature et de virginité ? Le débat est ouvert.  » Et il termine : «  Devant de telles réactions, je revendique plus que jamais mon rôle et ma haute mission de médiateur culturel.  »

Loin du débat sur le contenu d’une exposition, somme toute très limitée dans le temps, et son impact, la controverse sur Traversées continue d’alimenter la chronique. Sur France 3, le magazine Chroniques d’en haut de Laurent Guillaume lui a précisément consacré une partie de l’émission du 14 octobre dernier et un débat public est prévu avant la fin de l’année.

Traversées a-t-elle ouvert une brèche susceptible de rendre à terme le parc plus perméable à d’autres interventions humaines, comme s’en est inquiétée Mountain Wilderness ? À la direction, Philippe Traub se veut rassurant : «  Il ne faut pas voir dans cette initiative l’amorce d’une dérive et penser que, dès lors, le parc des Écrins va appliquer la réglementation de manière plus souple en zone centrale. La violence de certaines réactions inciterait plutôt à la renforcer.  » En revanche, pour le maire de Saint-Christophe-en-Oisans, il s’agit bien d’un précédent. «  Ça fait longtemps que je me bats pour que nos parcs nationaux soient des lieux ouverts, à ce type d’interventions culturelles notamment, comme il peuvent l’être en Italie par exemple. Et ce n’est pas parce que le parc a commis des erreurs dans la mise en place du projet, et notamment en communiquant mal, que cela doit être remis en cause.  »

Bien au-delà des intentions de ses créateurs, de l’appréciation esthétique ou du choix du lieu, Traversées pose en fin de compte des questions de fond. Sur la notion de paysage et surtout sur la relation, aussi intense que conflictuelle, de l’homme et de la montagne. Comme le souligne Olivier Klein sur AlpiListe : «  On peut s’amuser à rationaliser. On peut à juste titre souligner qu’il y a beaucoup d’autres initiatives bien plus dangereuses pour la montagne, bien d’autres actions, plus intelligentes, à entreprendre pour l’en préserver. On peut aussi ne garder que son point de vue, rappeler que l’exposition était pourtant bien jolie et n’y rien comprendre. Mais, si le monde était simple, on s’y ennuierait. Heureusement, c’est une forêt de symboles…  »

A lire

  • Nathalie Heinich, L’art contemporain exposé au rejet ; études de cas, édition Jacqueline Chambon (Nîmes), 1998. Une très intéressante enquête sociologique sur les réactions du public à diverses oeuvres contemporaines en milieu urbain (colonnes de Burren, emballage du Pont-Neuf par Christo, etc.).
  • L’ouvrage Traversées (disponible au Musée dauphinois et par correspondance) reprend les photographies de Maryvonne Arnaud ainsi que l’intégralité des textes des auteurs.

Un commentaire sur « L’Alpe 10 : de l’art et des cochons »

  1. À l’époque, j’avais beaucoup apprécié cette intimité entre la montagne et les mots dans les textes. Cette initiative était excellente et maintenant je recherche ces textes qui pour moi étaient très porteurs.

Les commentaires sont fermés.

Retour en haut