L’Alpe 11 : Le (pénible) sentiment de la montagne

Sublime, l’alpe ? Forcément sublime ? Ce n’est pas le sentiment de François-René de Chateaubriand. En août 1805, l’écrivain se rend dans la vallée de Chamonix après avoir visité l’Italie et les Amériques. Son Voyage au Mont-Blanc est un texte méconnu sur les paysages de montagnes, une étonnante réflexion qui prend résolument le contre-pied du romantisme. Extraits.

Panorama de la chaîne du Mont-Blanc. Lithographie de Ulrich d'après W. Pitschner. 1860. Collection Musée dauphinois.


J’ai vu beaucoup de montagnes en Europe et en Amérique, et il m’a toujours paru que, dans les descriptions de ces grands monuments de la nature, on alloit au-delà de la vérité. Ma dernière expérience à cet égard ne m’a point fait changer de sentiment. J’ai visité la vallée de Chamouni, devenue célèbre par les travaux de M. de Saussure ; mais je ne sais si le poëte y trouveroit le speciosa deserti comme le minéralogiste. Quoi qu’il en soit, j’exposerai avec simplicité les réflexions que j’ai faites dans mon voyage. Mon opinion, d’ailleurs, a trop peu d’autorité pour qu’elle puisse choquer personne. (…)

Mais, pour venir enfin à mon sentiment particulier sur les montagnes, je dirai que, comme il n’y a pas de beaux paysages sans un horizon de montagnes, il n’y a point aussi de lieux agréables à habiter ni de satisfaisants pour les yeux et pour le coeur là où on manque d’air et d’espace ; or, c’est ce qui arrive dans l’intérieur des monts. Ces lourdes masses ne sont point en harmonie avec les facultés de l’homme et la foiblesse de ses organes.

On attribue aux paysages des montagnes la sublimité : celle-ci tient sans doute à la grandeur des objets. Mais, si l’on prouve que cette grandeur, très réelle en effet, n’est cependant pas sensible au regard, que devient la sublimité ?

Il en est des monuments de la nature comme de ceux de l’art : pour jouir de leur beauté, il faut être au véritable point de perspective ; autrement les formes, les couleurs, les proportions, tout disparoît. Dans l’intérieur des montagnes, comme on touche à l’objet même, et comme le champ de l’optique est trop resserré, les dimensions perdent nécessairement leur grandeur : chose si vraie, que l’on est continuellement trompé sur les hauteurs et sur les distances. J’en appelle aux voyageurs : le Mont-Blanc leur a-t-il paru fort élevé du fond de la vallée de Chamouni ? Souvent un lac immense dans les Alpes a l’air d’un petit étang ; vous croyez arriver en quelques pas au haut d’une pente que vous êtes trois heures à gravir ; une journée entière vous suffit à peine pour sortir de cette gorge, à l’extrémité de laquelle il vous sembloit que vous touchiez de la main. Ainsi cette grandeur des montagnes, dont on fait tant de bruit, n’est réelle que par la fatigue qu’elle vous donne. Quant au paysage, il n’est guère plus grand à l’oeil qu’un paysage ordinaire.

Mais ces monts qui perdent leur grandeur apparente quand ils sont trop rapprochés du spectateur, sont toutefois si gigantesques qu’ils écrasent ce qui pourroit leur servir d’ornement. Ainsi, par des lois contraires, tout se rapetisse à la fois dans les défilés des Alpes, et l’ensemble et les détails. Si la nature avoit fait les arbres cent fois plus grands sur les montagnes que dans les plaines ; si les fleuves et les cascades y versoient des eaux cent fois plus abondantes, ces grandes eaux pourroient produire des effets pleins de majesté sur les flancs élargis de la terre. Il n’en est pas de la sorte ; le cadre du tableau s’accroît démesurément, et les rivières, les forêts, les villages, les troupeaux gardent les proportions ordinaires : alors il n’y a plus de rapport entre le tout et la partie, entre le théâtre et la décoration. Le plan des montagnes étant vertical devient une échelle toujours dressée où l’oeil rapporte et compare les objets qu’il embrasse ; et ces objets accusent tour à tour leur petitesse sur cette énorme mesure. Les pins les plus altiers, par exemple, se distinguent à peine dans l’escarpement des vallons, où ils paroissent collés comme des flocons de suie. La trace des eaux pluviales est marquée dans ces bois grêles et noirs par de petites rayures jaunes et parallèles ; et les torrents les plus larges, les cataractes les plus élevées, ressemblent à de maigres filets d’eau ou à des vapeurs bleuâtres.

Ceux qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans les glaciers, sont plus heureux que moi : mon imagination n’a jamais pu découvrir ces trésors. Les neiges du bas Glacier des Bois, mêlées à la poussière de granit, m’ont paru semblables à de la cendre ; on pourroit prendre la Mer de Glace, dans plusieurs endroits, pour des carrières de chaux et de plâtre ; ses crevasses seules offrent quelques teintes du prisme, et quand les couches de glace sont appuyées sur le roc, elles ressemblent à de gros verres de bouteille.

Ces draperies blanches des Alpes ont d’ailleurs un grand inconvénient ; elles noircissent tout ce qui les environne, et jusqu’au ciel dont elles rembrunissent l’azur. Et ne croyez pas que l’on soit dédommagé de cet effet désagréable par les beaux accidents de la lumière sur les neiges. La couleur dont se peignent les montagnes lointaines est nulle pour le spectateur placé à leur pied. La pompe dont le soleil couchant couvre la cime des Alpes de la Savoie n’a lieu que pour l’habitant de Lausanne. Quant au voyageur de la vallée de Chamouni, c’est en vain qu’il attend ce brillant spectacle. Il voit, comme du fond d’un entonnoir, au-dessus de sa tête, une petite portion d’un ciel bleu et dur, sans couchant et sans aurore ; triste séjour où le soleil jette à peine un regard à midi par-dessus une barrière glacée.

Qu’on me permette, pour me faire mieux entendre, d’énoncer une vérité triviale. Il faut une toile pour peindre : dans la nature le ciel est la toile des paysages ; s’il manque au fond du tableau, tout est confus et sans effet. Or, les monts, quand on en est trop voisin, obstruent la plus grande partie du ciel. Il n’y a pas assez d’air autour de leurs cimes ; ils se font ombre l’un à l’autre et se prêtent mutuellement les ténèbres qui résident dans quelque enfoncement de leurs rochers. Pour savoir si les paysages des montagnes avoient une supériorité si marquée, il suffisoit de consulter les peintres : ils ont toujours jeté les monts dans les lointains, en ouvrant à l’oeil un paysage sur les bois et sur les plaines.

Un seul accident laisse aux sites des montagnes leurs majesté naturelle : c’est le clair de lune. Le propre de ce demi-jour sans reflets et d’une seule teinte est d’agrandir les objets en isolant les masses et en faisant disparoître cette gradation de couleurs qui lie ensemble les parties d’un tableau. Alors plus les coupes des monuments sont franches et décidées, plus leur dessin a de longueur et de hardiesse, et mieux la blancheur de la lumière profile les lignes de l’ombre. C’est pourquoi la grande architecture romaine, comme les contours des montagnes, est si belle à la clarté de la lune.

Le grandiose, et par conséquent l’espèce de sublime qu’il fait naître, disparoît donc dans l’intérieur des montagnes : voyons si le gracieux s’y trouve dans un degré plus éminent.

On s’extasie sur les vallées de la Suisse ; mais il faut bien observer qu’on ne les trouve si agréables que par comparaison. Certes, l’oeil fatigué d’errer sur des plateaux stériles ou des promontoires couverts d’un lichen rougeâtre, retombe avec grand plaisir sur un peu de verdure et de végétation. mais en quoi cette verdure consiste-t-elle ? En quelques saules chétifs, en quelques sillons d’orge et d’avoine qui croissent péniblement et mûrissent tard, en quelques arbres sauvageons qui portent des fruits âpres et amers. Si une vigne végète péniblement dans un petit abri tourné au midi, et garantie avec soin des vents du nord, on vous fait admirer cette fécondité extraordinaire. Vous élevez-vous sur les rochers voisins, les grands traits des monts font disparoître la miniature de la vallée. Les cabanes deviennent à peine visibles, et les compartiments cultivés ressemblent à des échantillons d’étoffes sur la carte d’un drapier.

On parle beaucoup des fleurs des montagnes, des violettes que l’on cueille au bord des glaciers, des fraises qui rougissent dans le neige, etc. Ce sont d’imperceptibles merveilles qui ne produisent aucun effet : l’ornement est trop petit pour des colosses.

Enfin, je suis bien malheureux, car je n’ai pu voir dans ces fameux chalets enchantés par l’imagination de J. J. Rousseau que de méchantes cabanes remplies du fumier des troupeaux, de l’odeur des fromages et du lait fermenté ; je n’y ai trouvé pour habitants que de misérables montagnards qui se regardent comme en exil et aspirent à descendre dans la vallée.

De petits oiseaux muets, voletant de glaçons en glaçons, des couples assez rares de corbeaux et d’éperviers, animent à peine ces solitudes de neiges et de pierres, où la chute de la pluie est presque toujours le seul mouvement qui frappe vos yeux. Heureux quand le pivert, annonçant l’orage, fait retentir sa voix cassée au fond d’un vieux bois de sapins ! Et pourtant ce triste signe de vie rend plus sensible la mort qui vous environne. Les chamois, les bouquetins, les lapins blancs sont presque entièrement détruits ; les marmottes même deviennent rares, et le petit Savoyard est menacé de perdre son trésor. Les bêtes sauvages ont été remplacées sur les sommets des Alpes par des troupeaux de vaches qui regrettent la plaine aussi bien que leurs maîtres. Couchés dans les herbages du pays de Caux, ces troupeaux offriroient une scène aussi belle, et ils auroient en outre le mérite de rappeler les descriptions des poëtes de l’antiquité.

Il ne reste plus qu’à parler du sentiment qu’on éprouve dans les montagnes. Eh bien ! ce sentiment, selon moi, est fort pénible. Je ne puis être heureux là où je vois partout les fatigues de l’homme et ses travaux inouïs qu’une terre ingrate refuse de payer. Le montagnard, qui sent son mal, est plus sincère que les voyageurs ; il appelle la plaine le bon pays, et ne prétend pas que des rochers arrosés de ses sueurs, sans en être plus fertiles, soient ce qu’il y a de meilleur dans les distributions de la Providence. S’il est très attaché à sa montagne, cela tient aux relations merveilleuses que Dieu a établies entre nos peines,l’objet qui les cause et les lieux où nous les avons éprouvées ; cela tient aux souvenirs de l’enfance, aux premiers sentiments du coeur, aux douceurs, et même aux rigueurs de la maison paternelle. Plus solitaire que les autres hommes, plus sérieux par l’habitude de souffrir, le montagnard appuie davantage sur tous les sentiments de sa vie. Il ne fait pas attribuer aux charmes des lieux qu’il habite l’amour extrême qu’il montre pour son pays ; cet amour vient de la concentration de ses pensées, et du peu d’étendue de ses besoins.

Mais les montagnes sont le séjour de la rêverie ? j’en doute ; je doute qu’on puisse rêver lorsque la promenade est une fatigue ; lorsque l’attention que vous êtes obligé de donner à vos pas occupe entièrement votre esprit. L’amateur de la solitude qui bayeroit aux chimères (La Fontaine) en gravissant le Montanvert pourroit bien tomber dans quelque puits, comme l’astrologue qui prétendoit lire au-dessus de sa tête et ne pouvoit voir à ses pieds. (…)

Il n’y a qu’une seule circonstance où il soit vrai que les montagnes inspirent l’oubli des troubles de la terre : c’est lorsqu’on se retire loin du monde, pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui se dévoue au service de l’humanité, un saint qui veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peuvent trouver la paix et la joie sur des roches désertes ; mais ce n’est point alors la tranquillité des lieux qui passe dans l’âme de ces solitaires, c’est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans la région des orages.

L’instinct des hommes a toujours été d’adorer l’Eternel sur les lieux élevés : plus près du ciel, il semble que la prière ait moins d’espace à franchir pour arriver au trône de Dieu. Il étoit resté dans le christianisme des traditions de ce culte antique : nos montagnes, et, à leur défaut, nos collines étoient chargées de monastères et de vieilles abbayes. Du milieu d’une ville corrompue, l’homme qui marchoit peut-être à des crimes, ou du moins à des vanités, apercevoit, en levant les yeux, des autels sur les coteaux voisins. La Croix, déployant au loin l’étendard de la pauvreté aux yeux du luxe, rappeloit le riche à des idées de souffrance et de commisération. Nos poëtes connoissoient bien peu leur art lorsqu’ils se moquoient de ces monts de Calvaire, de ces missions, de ces retraits qui retraçoient parmi nous les sites de l’Orient, les moeurs des solitaires de la Thébaïde, les miracles d’une religion divine, et le souvenir d’une antiquité qui n’est point effacé par celui d’Homère.

Mais ceci rentre dans un autre ordre d’idées et de sentiments, et ne tient plus à la question générale que nous venons d’examiner. Après avoir fait la critique des montagnes, il est juste de finir par leur éloge. J’ai déjà observé qu’elles étoient nécessaires à un beau paysage, et qu’elles devoient former la chaîne dans les derniers plans d’un tableau. Leurs têtes chenues, leurs flancs décharnés, leurs membres gigantesques, hideux quand on les contemple de trop près, sont admirables lorsqu’au fond d’un horizon vaporeux ils s’arrondissent et se colorent dans une lumière fluide et dorée. Ajoutons, si l’on veut, que les montagnes sont la source des fleuves, le dernier asile de la liberté dans les temps d’esclavage, une barrière utile contre les invasions et les fléaux de la guerre. Tout ce que je demande, c’est qu’on ne me force pas d’admirer les longues arêtes de rochers, les fondrières, les crevasses, les trous, les entortillements des vallées des Alpes. A cette condition, je dirai qu’il y a des montagnes que je visiterois encore avec un plaisir extrême : ce sont celles de la Grèce et de la Judée. J’aimerois à parcourir les lieux dont mes nouvelles études me forcent de m’occuper chaque jour ; j’irois volontiers chercher sur le Tabor et le Taygète, d’autres couleurs et d’autres harmonies, après avoir peint les monts sans renommée, et les vallées inconnues du Nouveau-Monde.

Ce texte est extrait de Voyage au Mont-Blanc ; paysages de montagnes, court récit publié en 1806 alors que Chateaubriand s’embarque pour le Proche-Orient et qui sera repris en 1826 dans l’ouvrage Voyage en Suisse et en Italie.

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