L’Alpe 16 : la nature n’existe pas

Affirmation iconoclaste que viennent étayer de très sérieuses études au coeur des Alpes : ces paysages qui nous paraissent aujourd’hui si naturels ont bel et bien été modelés et remodelés par les variations du climat et l’action millénaire de l’homme.

Derrière les grandes phrases et autres déclarations sur la nature se dissimule une véritable problématique. Quelques rares personnes abordent parfois le sujet. Philosophes, écologistes, géographes ou anthropologues, que personne n’écoute, bien sûr, car ils n’ont aucun poids politique et sont souvent, il faut bien le dire, assez ennuyeux quand ils ne se contredisent pas… Résultat : pour la plupart des gens, la nature est une notion primordiale qui va de soi. Elle existe en elle-même, évidente et éternelle.
Les anthropologues apportent pourtant une information iconoclaste : la nature n’existe pas. Du moins pas en tant qu’essence universelle qui serait autre par rapport à nous. Ce concept est d’ailleurs totalement étranger à la plupart des sociétés humaines. Au cours du temps, les hommes considéraient que tout était lié : les plantes, les animaux et nous. Sans oublier les pierres et l’eau, les couleurs de la terre et l’éclat des cristaux, les sons et la voix du vent. Pour schématiser, on pourrait dire que pour eux, l’homme est naturel et la nature humaine. Autrement dit, jusqu’à des époques et des cultures relativement récentes, l’opposition homme-nature n’existait pas. Alors qu’elle fait désormais partie intégrante de notre conception du monde.
On chercherait ainsi en vain l’équivalent du mot nature dans la quasi-totalité des langues anciennes connues. Si l’on se réfère aux premières langues écrites, on voit qu’elle n’existait ni pour le Sumérien ni pour l’Égyptien d’il y a cinq mille ans. Pas plus dans sa façon de penser que dans sa façon de vivre. Comme il est évident que l’idée de nature, pas plus que celle de monde sauvage, n’effleurait l’esprit de l’homme qui vivait à Pian dei Cavalli, près du col du Splügen, à l’époque néolithique. Ni celui d’Ötzi, qui était confronté à bien d’autres problèmes avant de finir congelé à plus de trois mille mètres d’altitude dans les Alpes tyroliennes.
En fait, le concept de nature s’apparente à celui d’art (d’Art, pardon…) : une construction culturelle qui nous est propre et dont on peut retracer la naissance et l’histoire. Une notion, et donc un mot, dont il faut user avec parcimonie et en toute connaissance de cause, en restant conscient de sa relativité et de son inconstance. Voire de son inconsistance (ce qui, incidemment, arrange bien les politiciens…). L’équivoque sur la nature alpine est, sur ce plan, emblématique.

Les inconstances
de l’état de nature

Le fait que l’idée de nature n’ait pas effleuré l’humanité pendant des millénaires ne signifie cependant pas que les cultures dites primitives mélangent tout : hommes et animaux, plantes et pierres, village et forêt, chalet et alpage, chèvres à l’enclos et bouquetins en liberté. À défaut de nature, ils baignent dans l’univers qui les entoure. Ou plutôt les univers : celui, matériel, que l’on peut toucher et sentir, et ceux, inférieurs ou supérieurs, qui se trouvent sous terre ou dans les cieux. Mais qu’ils attirent ou inquiètent, jamais ces univers ne sont véritablement extérieurs à l’homme. La réalité objective, c’est l’environnement, pour utiliser un mot neutre, moins chargé de significations historiques.
Ainsi considérée, la nature n’est ni bonne ni mauvaise, ni belle ni laide, et surtout pas innocente. C’est nous qui la voyons ainsi, au gré de nos envies et de nos besoins. Depuis la fin du XVIIIe siècle, ce mot éveille l’idée de bonté et d’innocence, d’un monde de bonheur et de pureté, opposé au monde corrompu des hommes. En montagne en particulier, c’est cet état de nature que l’on recherche, poursuivant un désir instinctif d’immuabilité. Sans se demander : «  Nature, certes, mais naturelle depuis quand ?  » Une question qui nous passe plus ou moins à l’esprit devant les oeuvres humaines mais ne nous effleure guère face à un paysage.
Or c’est justement cette interrogation qui importe, et à laquelle l’anthropologue peut apporter une réponse : la nature n’est pas naturelle au sens propre du terme, tout simplement parce qu’elle n’est pas statique. Elle a changé au fil du temps et continue à le faire. Ce que nous voyons aujourd’hui n’a pas toujours été ainsi et ne sera pas là pour toujours. Toute réalité environnementale a une date et une histoire. La nature a en partie changé par la faute des hommes, cette espèce paresseuse et agressive. Elle nous a en partie ignoré et nous ignore totalement dans ses vicissitudes. Si l’on prend le cas des Alpes, il nous faut admettre que même ce qui nous paraît vierge ne l’est pas. Le monde n’est sauvage que dans notre imagination et nos désirs d’évasion.
Et le paysage, dans tout ça ? Manifestation tangible des écosystèmes (l’aspect physique du pays, le climat, la flore, la faune, les êtres humains et leurs productions), il apporte une passionnante lecture des inconstances de la soit-disant nature. Pour vérifier que celle-ci est sujette à variations, il suffit donc d’étudier l’évolution du paysage au cours de l’histoire.

Enquête sur les Alpins
du plateau des chevaux

En ce qui concerne les Alpes, la Valchievenna est sans aucun doute la région qui a été la mieux étudiée dans ce domaine. Il s’agit très précisément de la haute vallée du Splügen, au sud du col du même nom, qui fait communiquer le canton des Grisons en Suisse, avec l’Italie, en particulier la région du lac de Côme et la Valteline. Une région sévère et intéressante car elle jouxte une ligne de crêtes et de partage des eaux, au coeur du principal noeud hydrographique d’Europe méridionale où se rejoignent les bassins du Rhin, du Danube et du Pô supérieur, tandis que le Rhône naît un peu plus à l’ouest.
Les recherches du Progetto Alpi centrali (Projet Alpes centrales) ont commencé dans cette zone en 1985 autour d’une idée-clé : il s’agissait de vérifier si, et quand, l’homme du Paléolithique (soit peu après le recul des grands glaciers, vers 9 500 ans avant Jésus-Christ) était venu se frotter aux zones internes des Alpes et avait franchi ses crêtes. On savait alors seulement que ce chasseur-cueilleur avait fréquenté la montagne de façon ponctuelle, par exemple dans la Simmental (canton de Berne) ou encore le bassin de l’Adige (Tyrol du Sud).
Notre étude avait en fait un double but. On ne peut en effet dissocier l’action humaine de l’environnement dans lequel elle a pris place. Et comment chercher une trace humaine aussi ténue, voire inexistante, dans une région alpine inexplorée du point de vue archéologique sans auparavant lire le paysage ? Sans analyser et comprendre ce qui, dans les paysages d’aujourd’hui, parle de ceux d’hier, en remontant jusqu’aux plus anciens. Il s’agissait donc d’un programme archéologique et paléo-écologique circonscrit dans une zone qui devait être étudiée sous toutes ses coutures. Avec une telle idée de géo-archéologie en tête, quand on regarde, on voit et quand on cherche, on trouve. Et nous avons trouvé ce que nous cherchions au Pian dei Cavalli au cours de l’été 1986.
Ce plateau des chevaux est une vaste étendue calcaire de formation karstique qui s’élève entre 2 000 et 2 300 mètres d’altitude, entourée d’arêtes de roches cristallines. Un endroit superbe, des plus naturels mais rien de moins que vierge. C’est justement pour cela que nous l’avions choisi, car l’érosion due à un pâturage intensif pouvait s’avérer très utile. L’identification, au cours de quinze années de travail, d’une trentaine de sites mésolithiques ou plus récents, opération poursuivie avec succès dans d’autres parties de la vallée du Splügen, a révélé une carte de la fréquentation humaine préhistorique d’une exceptionnelle densité pour une région de cette altitude et située en plein coeur des Alpes.

Un trésor
dans les boues du lac

C’est ainsi que, peu à peu, sont remontés au jour plus de sept mille ans d’une longue histoire (d’environ 8 000 à 1 000 ans avant Jésus-Christ) racontant les rapports de l’homme et des Alpes. Une histoire qui révèle une circulation de groupes de cultures différentes, arrivés là, entre 1 900 et 2 400 mètres d’altitude, pour des raisons différentes, après avoir franchi des crêtes et des cols. Cette histoire humaine vient s’inscrire dans vingt mille ans d’évolution de l’environnement, depuis la dernière avancée glaciaire, et dans treize millénaires d’évolution du monde végétal.
Or cette végétation peut être soit un élément du paysage capable d’interférer de façon cruciale dans les perceptions et les activités de l’homme, soit un indicateur privilégié de l’histoire de l’environnement, de l’inconstance et de l’innaturalité de la nature. Végétation, climat et homme sont donc étroitement liés. Ce sont ces relations qui ont été étudiées au travers des boues lacustres et des tourbières d’une dizaine de localités, pour la plupart proches de Pian dei Cavalli, ainsi que dans les sédiments des bivouacs mésolithiques.
Le Lago basso (lac bas), appelé Léçh di fiòçh en dialecte à cause des linaigrettes aux blancs plumets soyeux qui poussent sur ses bords, est situé à 2 250 mètres d’altitude, au coeur des sites mésolithiques de la bordure nord de Pian dei Cavalli. Ce petit lac pittoresque d’origine glaciaire s’est révélé être une archive d’une étonnante richesse : treize mille ans d’évolution se trouve ainsi rassemblés dans trois mètres et demi de sédiments. Ceux-ci révèlent que la zone a été dégagée des glaces vers 13 000 ans avant Jésus-Christ. Puis, entre 11 000 et 9 500 ans, la forêt, composée de mélèzes, d’arolles et de bouleaux, colonise les pentes, atteignant presque le lac tandis que les chasseurs commencent à fréquenter le plateau. Là, ils font du feu, comme le prouvent les débris de charbon de bois trouvés au fond du lac. Ce qui dénonce une activité mésolithique aux alentours et, déjà, de précoces épisodes de déboisement

L’homme, la chèvre
et la rhubarbe des Alpes

Au cours des périodes chaudes et sèches qui suivent, la forêt parvient à deux ou trois reprises aux alentours de 2 300 mètres, bien au-delà de la limite actuelle, comme le montrent des restes de troncs dans le val Vidröla, petite vallée voisine. Une limite qui sera atteinte pour la dernière fois vers 4000 avant Jésus-Christ Au cours des millénaires suivants, elle redescend définitivement, par la combinaison d’un changement climatique et de l’impact croissant des activités humaines (déboisement et pâturage).
Car l’homme n’est pas arrivé seul. Il est accompagné de son bétail, dont la chèvre qui est le pire ennemi des fragiles écosystèmes alpestres. L’aulne se répand alors, aidé par l’action de l’homme, qui devient véritablement un Alpin au cours de cette période (3 500-2 000 avant Jésus-Christ, Néolithique final et âge du cuivre). Entre-temps, vers 5 500 avant Jésus-Christ, l’épicéa a commencé à coloniser les pentes. Cette espèce en provenance d’Europe orientale va peu à peu se substituer à l’arolle pour des raisons climatiques. Un nomade mésolithique serait bien étonné de trouver aujourd’hui cette vallée dépourvue de ses forêts d’arolles et recouverte d’arbres de Noël, alors qu’un paysan néolithique regarderait avec horreur le quadrillage propret des prés de fauche…
Aux alentours de 1 000 avant Jésus-Christ, à la jonction des âges du bronze et du fer, on constate une importante activité humaine à la limite de la forêt, bien plus marquée qu’au cours des âges précédents. Les données révèlent une habitation permanente à cet endroit, caractérisée par la réduction massive de la futaie, la dépendance envers le bétail, l’introduction de plantes étrangères (mais capables de s’adapter à l’altitude) et une forte production de détritus domestiques, surtout des excréments et du charbon de bois.
L’humanisation des Alpes est toute entière inscrite dans ce lieu. Jusqu’au Rumex alpinus (la rhubarbe des Alpes), considéré comme la plus spontanée des mauvaises herbes alors qu’elle a été apportée en altitude par l’homme. Quant aux dates, qui correspondent à l’âge du cuivre, elles concordent avec l’apparition de pollens de céréales dans les sédiments alpestres.
C’est dans le sillage de ces premiers gens de l’alpe, qui ont su s’adapter à l’environnement montagnard, et adapter celui-ci à leurs besoins, que va se développer, à la fin du Moyen Âge, une activité intensive de type moderne, une économie alpestre (et d’alpage) arrivée à maturité. Mais à cette époque, il y a déjà bien longtemps que les Alpes ont perdu leur virginité et que de nombreuses natures alpines se sont succédées sur les flancs de nos montagnes…

À lire
• Francesco Fedele, Un’ archeologia per la valle d’Orco : preistoria alpina e altro (1981, L’uomo, le Alpi, la Valcamonica (1988), Homo sapiens (CD-Rom, 1995). Carte archéologique de Pian dei Cavalli (comprise dans un guide-catalogue, Chiavenna, 1993).
• M. Buzzetti et F. Fedele, Pian dei Cavalli : sui passi dei primi uomini nelle Alpi, musée de la Valchiavenna, Chiavenna, 1993.

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