L’Alpe 27 : Alpes d’ailleurs, l’Altaï si loin, si proche…

REPORTAGE TEXTES ET PHOTOS
PASCAL KOBER

Au point du globe le plus éloigné de tout rivage maritime, à califourchon entre Chine, Kazakhstan, Mongolie et Russie, la petite république de l’Altaï tente de s’ouvrir au tourisme de découverte. Ces confins de la Sibérie ressemblent à nos Alpes. Pourtant, nous sommes déjà ailleurs…

Si j’étais cinéaste, je dirais que c’est à un road movie que m’a convié Sergei. Je ne suis que photographe mais je n’ai jamais déclenché autant depuis la vitre (souvent) sale d’un pick-up japonais sur cette tchouyskyi trakt , l’unique ruban d’asphalte qui relie la Sibérie à la Chine via la Mongolie. Quatre jours de route. Au bas mot. Pour deux jours de montagne… Que l’on ne rechigne pas à faire lorsqu’on est amateur d’alpinisme russe et que l’on habite à Tomsk, 1 161 kilomètres du massif de l’Altaï. Évidement, vu d’ici, ça ferait rire un Lillois qui s’installe confortablement le matin dans le T.G.V. pour skier l’après-midi en Savoie. Vu de là-haut, ça fait d’ailleurs aussi rire les Russes. Mais pour d’autres raisons. Cette liberté-là, ça faisait longtemps qu’ils en rêvaient. Alors…
Sergei Astakhov est diplômé de l’université polytechnique et du génie civil de Tomsk. Féru de montagne, il a dirigé le club de son école et affiche aujourd’hui une carte de visite longue comme le bras : président de la fédération d’alpinisme et d’escalade de la région, président de l’académie internationale des montagnes et directeur général de l’agence de tourisme Promalp. Beaucoup pour un seul homme ? C’est mal connaître les Russes qui se démènent aujourd’hui comme de beaux diables pour s’inventer un nouveau pays. Et le rêve de Sergei, c’est de développer la pratique des activités de montagne. Oh, pas à Tomsk ! Car cette grande ville universitaire (cent mille étudiants pour cinq cent mille habitants) longtemps fermée aux visiteurs en raison de la présence de laboratoires sensibles spécialisés dans la recherche nucléaire, est environnée, à des centaines de verstes* à la ronde, d’un paysage de taïga aussi plat qu’un plat. Non, l’eldorado alpinistique de Sergei est situé exactement à 1 161 kilomètres de chez lui. Dans l’Altaï.
En septembre dernier, pour écouter d’autres avis sur son projet, il a donc invité une délégation française de professionnels de la montagne pilotée par France Neige International, l’organisme chargé de la promotion du savoir-faire hexagonal en matière de sports d’hiver : vice-président du Conseil général de la Savoie, maire de Châtel, direction de l’École nationale de ski et d’alpinisme (avec laquelle un accord a d’ailleurs d’ores et déjà été signé) et Club alpin français. Premier contact à Tomsk, bien sûr, 1 161 kilomètres, etc. Ce qui explique le road movie qui a suivi… Non que Tomsk ne mérite pas le détour. Au contraire. La ville est même un bon point de chute pour partir vers l’Altaï. Parce qu’elle est dotée d’un aéroport régional relié à Moscou et parce que l’autre grand centre urbain de la Sibérie, Novosibirsk, ne déroule, comme son nom l’indique, que de grands ensembles modernes de l’ère soviétique. Et puis, Tomsk, fondée il y a tout juste quatre siècles par le tsar Boris Godounov, recèle aussi un formidable patrimoine de maisons en bois aux fenêtres encadrées de fines dentelles de bouleau sculpté. Une merveille.

Un pays habité de longue date

Mais alors. Qu’est-ce qui a bien pu inciter les amateurs de montagne de Tomsk à jeter leur dévolu sur ces si lointaines montagnes de l’Altaï ? Probablement faut-il y voir un effet de l’histoire. La grande. Flash back. Il y a vingt ans, en U.R.S.S., c’est vers le Pamir que se tournaient les sportifs de haut niveau. Des sommets de plus de 7 000 mètres d’altitude situés certes aux confins de l’empire soviétique (non loin de l’Himalaya et du sulfureux Afghanistan) mais toujours à l’intérieur des frontières et que l’on baptisait alors « pic du Communisme » ou « pic Lenine » . Puis vint Gorbatchev et sa perestroïka qui fit éclater l’union. Exit le Tadjikistan qui prit son indépendance en 1991. Exit, du même coup, le terrain de jeu des alpinistes russes dont les visées colonialistes n’avaient jamais été du goût des populations locales. Pour continuer à pratiquer, il restait donc l’Oural (trop peu élevé), le Caucase (pas très sûr depuis quelques années…) et… l’Altaï.
Décor. Une longue chaîne de montagnes posée à califourchon entre la Chine, le Kazakhstan, la Mongolie et la Russie. L’épine dorsale culmine au Belukha, 4 506 mètres d’altitude. À vue de nez (de renifleur…), nous sommes là au point du globe le plus éloigné de tout rivage maritime. 4 000 kilomètres. Pas moins. L’Altaï doit ressembler à nos Alpes avant l’urbanisation avec de vertes collines boisées qui évoquent celles du plateau helvétique. Ce paysage bucolique et agraire donne progressivement accès à de grands cols (Seminskij, Chike-Taman) qui ouvrent sur les horizons d’une Asie centrale sèche, rude et pelée, peuplée de bergers et de troupeaux de moutons mais aussi de loups, d’ours et de léopards des neiges. Sur le versant le plus septentrional du massif, la république « indépendante » de l’Altaï regroupe à peine deux cent mille habitants (dont 60 % de Russes !) pour un territoire grand comme un cinquième de la France. La capitale, Gorno-Altajsk, à 3 641 kilomètres de Moscou, n’en accueille même pas le quart et une seule route principale, la fameuse tchouyskyi trakt, construite par les zeks , les prisonniers du goulag, relie les 248 villages répartis sur le territoire.
En dépit de son apparent isolement, la région fut habitée dès le Paléolithique. Non loin de la petite commune d’Inja, on trouve d’ailleurs, à proximité immédiate de la route, un très beau gisement de gravures rupestres à ciel ouvert qui témoigne de cette présence. Mais l’Altaï garde surtout trace des Scythes (voir le numéro 11 de L’Alpe ) qui l’ont occupé entre le huitième et le troisième siècle avant Jésus-Christ, y laissant plusieurs milliers de tombes regroupées en tumulus. Parfaitement conservées en raison du climat froid et sec, ces sépultures ont d’ores et déjà livré aux archéologues de nombreux secrets sur le mode de vie de ces populations. Aujourd’hui conservés en partie au musée de l’Ermitage de Saint-Petersbourg (fouilles de Pazyryk), les momies et les objets font toutefois l’objet de revendications identitaires de la part des populations de l’Altaï qui s’estiment dépossédées de leur propre patrimoine.

Des cultures et des patrimoines à mettre en valeur
Aujourd’hui, la république vit essentiellement de ses ressources naturelles : industries forestières et minières, hydroélectricité avec les barrages de Bukhtarma et d’Öskermen, agriculture et élevage. Auxquelles les élus aimeraient en rajouter une nouvelle : le tourisme de découverte. L’aménagement de certains sites proches des grands centres urbains a d’ailleurs déjà commencé et celui qui a voyagé un peu en Russie sous le régime soviétique ne retrouverait pas ses marques dans un pays dont les modes de fonctionnement ont été radicalement bouleversés. De petits villages de vacances ont ainsi ouvert leurs portes dans les basses vallées de l’Altaï, comme à Manzherock sur les berges de la fougueuse rivière Katun. De jolies constructions tout en bois accueillent le visiteur à qui l’on propose de pratiquer le raft ou la randonnée pédestre ou équestre. En attendant la future station de sports d’hiver qui pourrait sortir de terre dans les années à venir sur un site proche au bord d’un lac.
Pour s’essayer à l’alpinisme, il faut toutefois rejoindre le bout du bout de la tchouyskyi trakt , là où les sommets flirtent avec les 4 000 mètres d’altitude. On a ainsi installé deux camps de base en dur au pied du Belukha ainsi qu’à Aktru. Si le choix du premier site doit beaucoup au prestige de la plus haute montagne de la Sibérie, le second nous ramène à Tomsk. C’est en effet à proximité des glaciers d’Aktru, à 2 150 mètres d’altitude, que les scientifiques de l’université d’État ont construit, dès le début du siècle dernier, leur première station d’étude géographique. Au programme : glaciologie, climatologie, hydrologie et biologie. Aujourd’hui encore, des chercheurs se relaient tout au long de l’année dans ce havre difficile d’accès situé à plusieurs dizaines de kilomètres de la seule route carrossable et que l’on ne peut rejoindre qu’avec l’un de ces véhicules à quatre ou six roues motrices dont les Russes ont le secret.
Sur place, l’amateur d’alpinisme ne sera pas dépaysé. Plusieurs courses de différents niveaux sont à portée de piolet et l’hébergement au camp de base est de bonne qualité avec ses chalets en bois tout récemment construits, son refuge pour la restauration et les fameux banyias russes qui rappellent les saunas scandinaves. Seul bémol, l’isolement. Justement. À quoi bon supporter une journée de vol aérien et deux autres de voiture sur la tchouyskyi trakt pour se retrouver dans les Alpes ? Les contacts avec les habitants de l’Altaï se résument en effet à quelques silhouettes furtivement entr’aperçues sur la route et à la présence de chauffeurs du cru pour les véhicules tout terrain. Du mode de vie de ces populations nomades en partie sédentarisées, de leurs cultures, de leurs imaginaires, de leurs croyances qui mélangent allègrement bouddhisme, chamanisme, chrétienté et islam, nous ne saurons rien ou presque.
Reste qu’avant de séduire des visiteurs occidentaux, ceux qui tentent aujourd’hui de promouvoir le tourisme et les sports de montagne en Altaï devraient bien se rappeler que leur principal bassin de développement est à la porte même de la république. Un million et demi d’habitants à Novosibirsk, sans compter les alentours immédiats, c’est plus qu’il n’en faut pour faire vivre une activité économique de découverte dans cette petite région. Mais ça, c’est une autre histoire…

* Glossaire

VERSTES : en Russie, ancienne mesure de distance égale à 1 067 mètres.

L’Altaï vu par le renifleur du temps
Presqu’aucune ressource Internet disponible sur cette république de la fédération de Russie très peu connue et surtout, encore ignorée des touristes. La plupart des sites (promalp.org, etc.) que nous citions dans la revue en 2005 ont disparu. Reste celui du Nicolas Roerich Museum, une institution new yorkaise dédiée au fameux peintre et explorateur russe (1874-1947) qui a vécu plus de quarante ans dans la région de l’Altaï.
• Terres d’Aventure est l’un des rares voyagistes à proposer un beau circuit de 23 jours pour partir à la découverte de l’Altaï.
• À lire pour se mettre dans l’ambiance (plutôt versant Mongolie), les ouvrages de l’écrivain nomade touva Galsan Tschinag (Ciel bleu, une enfance dans le haut Altaï ,La Montagne blanche, etc.) parus aux éditions Anne-Marie Métailié.
• Merci à Monique Marchal, de Montanea, sans qui cette plongée en terres d’Altaï n’aurait pas été possible.

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