L’Alpe 34 : Peuple en voie de distinction

Une étonnante civilisation aujourd’hui disparue semble avoir eu pour foyer le massif de la Chartreuse, en Isère. Des coïncidences fortuites et des campagnes de fouilles ont mis à jour d’abondants vestiges, attestant de ce qui fut jadis bien davantage qu’une culture. Ce bel ensemble est conservé et étudié au centre archéologique des Charbinières qu’anime Marc Pessin. Visite guidée sur la piste retrouvée d’un pays des merveilles. Par Jean-Pierre Chambon, journaliste et poète.


Sans la conjonction du hasard et de l’opiniâtreté d’un homme, nous aurions pu être privés à jamais des traces et des trésors d’une mystérieuse civilisation. Parce qu’il en a été le découvreur, l’inventeur, Marc Pessin a tout naturellement donné son nom aux Pessinois auxquels il a consacré une partie de sa vie, s’évertuant à défricher leur mémoire et à déchiffrer leurs secrets. Leur désignation fait par ailleurs immanquablement écho aux ruines du site de Pessinus, près d’Ankara, où l’on sait que, dans l’Antiquité, les Phrygiens élevèrent un temple consacré à la déesse-mère Cybèle, vénérée par le truchement d’une pierre noire. Transféré à Rome, sur le mont Palatin, en 205 avant Jésus-Christ, ce bétyle* est censé avoir favorisé la victoire des Romains sur les Carthaginois. Mais c’est avant tout parce que cette pierre était, dit la légende, une météorite tombée du ciel, que la référence à Pessinus fait sens : les Pessinois, eux aussi, paraissent être venus d’ailleurs, d’un tout autre espace.

S’ils ont essaimé en divers points du globe apparemment sans lien les uns avec les autres, comme l’attestent nombre de documents, leurs premiers et principaux vestiges furent découverts en différents endroits du massif de la Chartreuse, en Isère. Des restes de la civilisation pessinoise ont été mis à jour sous le tunnel des Échelles, dans les gorges de Saint-Étienne-de-Crossey, dans les tourbières de Saint-Joseph-de-Rivière, sous le rocher du Fontanil, etc. Et d’abord et surtout autour du lieu-dit des Charbinières, à Saint-Laurent-du-Pont.

En 1964, Marc Pessin, artiste peintre et graveur jouissant d’une certaine réputation, quitte Paris pour s’installer au calme et au grand air. Il achète la petite colline des Charbinières pour y établir son atelier (devenu depuis centre d’archéologie pessinoise), puis sa maison, et pouvoir jouir du beau panorama de la Chartreuse qui s’offre à lui dans son admirable lumière. Les travaux de fondation, de canalisation, et l’entreprise de remodelage de l’espace paysager mettent à jour des tronçons d’anciennes murailles fortifiées et un stupéfiant ensemble funéraire disposé selon les courbes de niveaux. De cette nécropole a pu naître, ou plutôt renaître, la civilisation pessinoise jusqu’alors parfaitement ignorée.

Des ossements ornés de gravures

Les squelettes retrouvés au fond de ces sépultures étaient entièrement ornés de signes gravés. Des os de leurs défunts, les Pessinois ont aussi constitué des bijoux et des parures, en assemblant des fragments à d’autres éléments comme des dents, des coquillages, des fossiles, des galets polis et autres minéraux. Certains ossements, toujours gravés, étaient déposés à l’intérieur de petits sarcophages en bois ou en pierre. Les tombes ont aussi livré quantité d’autres objets comme autant de réjouissantes énigmes. Des bijoux encore, colliers de perles de verre, fibules en bronze (plus rarement en or), pendentifs en argent, anneaux de chevilles, amulettes-pendeloques ou talismans, mais aussi des rouleaux et des tablettes de céramiques couverts de curieux alignements de glyphes* ou décorés de motifs géométriques arachnéens. Ces ondes ou lignes sinusoïdales propres à l’art pessinois, qui sont assurément le témoignage d’une haute spiritualité, se retrouvent également sur les nombreuses variétés de monnaies pessinoises.

On sait à présent que la vallée de Saint-Laurent-du-Pont, constituant au sein du massif une trouée propice tout autant au passage qu’au retrait, à l’échange qu’au secret, fut le lieu privilégié du séjour des Pessinois, dont le premier peuplement remonterait (sans vouloir s’aventurer dans la controverse au sujet des datations) au troisième millénaire avant notre ère, et dont la présence semble encore attestée au XIIIe siècle après Jésus-Christ. Quelques pierres similaires à celles des vestiges de fortifications exhumés sur le site des Charbinières subsistent en effet à l’emplacement de l’ancien château de Saint-Laurent-du-Pont, sur le mamelon qui domine le bourg. 

Les chartreux, qui avaient acquis la seigneurie de Saint-Laurent, firent détruire les restes de cet édifice, dont la première mention date de 1272, et reconstruire la chapelle qu’on peut encore voir aujourd’hui, surplombant le bourg au bout d’un élégant chemin en zigzags. L’affleurement des quelques rares pierres fondatrices de l’édifice originel montre des marques caractéristiques des Pessinois que les siècles n’ont pas réussi à effacer, confirmant que le château fut édifié avec les matériaux de leurs anciennes murailles.

Un art né nulle part

Il convient de rappeler que la découverte de cette civilisation troublante a eu sa préhistoire. Marc Pessin, à qui nul ne peut contester la paternité de l’invention des Pessinois, fut en effet précédé par quelques voyageurs savants, curieux et intuitifs. Citons, parmi ceux dont les récits comportent quelques indices de l’existence des Pessinois, l’Autrichien Hans Heinzewers, l’Italien Raffaello Pattelani, et surtout l’historien français Carm Nissep (1801-1854), esprit étincelant et marcheur inlassable qui disparut malheureusement, avec la plupart de ses cahiers, dans l’incendie de Saint-Laurent-du-Pont.

Sans la ressource de toutes les données actuelles, Carm Nissep a émis sur les Pessinois des vérités fulgurantes. Ainsi, du peu qu’il pouvait en connaître, avait-il déduit que « pour eux l’âme universelle et l’âme individuelle n’en forment qu’une » (sans toutefois ignorer le problème que cette conception leur poserait quant à une vie possible dans l’au-delà) ou que « ne reste d’eux que leurs simulacres ». De Carm Nissep, Marc Pessin se dit être comme le reflet : l’un aura vérifié et prolongé les intuitions de l’autre.

Dans les alentours de Saint-Laurent-du-Pont, de nombreuses autres traces des Pessinois ont été peu à peu répertoriées. Vers la partie sommitale du pic de l’Œillette, l’aiguille de pierre curieusement dressée non loin du pont Saint-Bruno, un jeune alpiniste a réussi à photographier des empreintes de symboles, à demi effacées, dans la roche calcaire. Dans la zone des tourbières de Saint-Joseph-de-Rivière, suite à un effondrement du bas-côté de la route, des travaux de déblaiement ont permis de dégager une caisse contenant un lot de céramiques pessinoises demeurées dans un admirable état de conservation. À mesure que fut connue l’activité du centre archéologique des Charbinières, de telles trouvailles affluèrent, chacun étant trop heureux de pouvoir participer à l’aventure et à l’avènement posthume des Pessinois.

« L’on sait que le langage utilisé par les Pessinois correspond à un double codage, sémantique et fréquentiel. Il mélange des signes alphabétiques et des idéogrammes », indique Marc Pessin. Quelque mille deux cents signes ont été dénombrés sur les sceaux, cylindres, tablettes, ossements et même fragments de tissus récoltés dans toute la Chartreuse, puis ailleurs, à l’occasion de chantiers de fouilles, quelquefois mêlés aux restes d’autres civilisations, aux quatre coins de la terre. Ce qui éclaire rétrospectivement l’une des formules de Carm Nissep sur les Pessinois : « Leur art n’est pas né dans le massif de la Chartreuse, il est né « nulle part » – les arts naissent-ils ? ». Le déchiffrement de leur écriture auquel est parvenu Marc Pessin n’a d’ailleurs pas atténué leur mystère, bien au contraire, car leurs textes, édits royaux, actes notariaux, poèmes épiques ou fragments de traités philosophiques, nous les rendent aussi proches qu’inaccessibles.

Innombrables spécimens d’une nature surnaturelle

Incidemment, les Pessinois ont ouvert à un autre monde, comme si l’onde de leur découverte s’était élargie, se répercutant de l’histoire humaine à l’histoire naturelle. Emporté par son élan créateur et classificateur, Marc Pessin en est venu à s’intéresser aux éléments retrouvés d’une botanique fabuleuse et d’une entomologie parallèle. Car, du temps des Pessinois et dans leur atmosphère particulière, croissaient des espèces de plantes inconnues et grouillaient des insectes inimaginables. Dans la bibliothèque souterraine creusée sous sa maison (une « crypte » triangulaire, selon la structure des deux bâtiments contigus des Charbinières, dont la superficie équivaut à celle de la chambre funéraire de Toutankhamon), Marc Pessin étudie, classe et commente chacun des innombrables spécimens de la nature surnaturelle qui a formé, à l’époque de leur gloire, l’environnement des Pessinois.

Cinquante-cinq herbiers contenant chacun plusieurs dizaines de planches recueillent des échantillons de ces plantes aux feuilles étonnantes, accompagnés d’un commentaire foisonnant qui en discute l’origine et en détaille les vertus. La plupart présentent des répétitions de motifs qui ne sont pas sans rappeler la graphie cabalistique des Pessinois. Au milieu de cette végétation fourmillaient des insectes aux formes tout aussi prodigieuses, tels, parmi environ sept cents espèces recensées à ce jour, l’Araculus stridulus, le Popogolus, le Nepanoculus, ou le fameux Lanternus de Surinam qui, pour lui seul, a droit à vingt-deux planches commentées. Il faut dire que cet insecte épatant émettait, à l’instar des vers luisants mais bien plus puissamment, la lumière d’un point d’or que la vibration de ses ailes amplifiait à travers la membrane transparente de son abdomen. Les Pessinois en réunissaient des spécimens en grappes ou en guirlandes pour s’éclairer dans leur intimité et baliser leurs cheminements nocturnes par une sorte d’éclairage public.

On pourra trouver dans les archives de la bibliothèque d’études sur les Pessinois des documents faisant référence à d’autres animaux dont la trace a été avérée sous forme fossile. Au terme de l’inventaire quelque peu fastidieux d’une multiplication de poissons et de coquillages inconnus, on se distraira avec la planche figurant une tortue des sables à la carapace striée de lignes ondulées et un curieux oiseau, le Trepenum alatus, tout particulièrement friand de la chair de celle-ci, qu’il parvenait à extirper du blindage protecteur grâce son bec en vrille.

Il faudrait, parmi les centaines d’ouvrages manuscrits et gravés précieusement conservés dans la crypte des Charbinières, remettre la main sur celui qui fournit leur description et leur étude savantes. Ce serait chose relativement aisée, car tous ces grands livres traitent de façon distincte des aspects les plus divers de la pessinologie. Quelques titres cités au hasard peuvent donner une idée de la variété des sujets : Les archives d’un prêtre pessinois grand lamentateur de la déesse Aimeen, Antiquités pessinoises et antédiluviennes, Des méthodes d’enfouissement chez quelques peuples lointains, Les Pessinois peuple mythique, ou encore Premiers résultats d’une recherche systématique des dents de rongeurs par lavage de marne de l’oligocène dans le massif de Chartreuse.

De l’imagination du passé à la création du futur

Voici donc le monde qu’a inventé (découvert) Marc Pessin et que quelques-uns de ses amis écrivains (car il publie aussi des ouvrages poétiques rehaussés de gravures à l’enseigne des éditions Le Verbe et l’Empreinte), que des scribes facétieux donc, l’ont aidé à décrire et à commenter. Mais souvent d’éminents archéologues sont aussi venus éclairer ses trouvailles. Ainsi Laurent Olivier, conservateur du département de l’âge du fer au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, en rappelant, comme l’historien des religions Mircea Eliade l’a montré, que « le mythe est toujours une histoire vraie parce qu’il se réfère à la réalité », souligne que dans le cas des Pessinois « le mythe doit être considéré comme une technique opératoire ».

Il a lui-même participé à une campagne de fouilles pessinoises près de Marsal, en Moselle, non loin des vestiges du briquetage de la Seille, un site archéologique majeur en Europe pour la production du sel gemme aux époques celte et gauloise. Michaël Jasmin, spécialiste de l’archéologie orientale, note que « la civilisation pessinoise est l’une des formes étranges et inquiètes que prit une humanité individuelle à la toute fin du XXe siècle, où l’art s’était déplacé de l’imagination du passé à la création du futur ».

Car cette re-création, cette sincère et vertigineuse illusion fascine d’emblée par tout l’imaginaire qu’éveille aussitôt en nous la simple évocation de fouilles archéologiques. Il est troublant d’apprendre que Marc Pessin a poussé le jeu du vrai faux-semblant jusqu’à enfouir en maints endroits des objets qu’il a fait exhumer lors de véritables chantiers (quelques-uns ont même été laissés sous terre, accomplissant à l’envers le geste de l’archéologue). Ce qui nous émeut dans ces vestiges, c’est qu’ils témoignent de retrouvailles avec un monde perdu, quand bien même s’avèrerait-il fictif, qu’ils nous reconnectent à un lointain passé. Et plus encore lorsque ce passé demeure utopique.

C’est parce que l’Atlantide et d’autres terres inconnues gisent toujours dans les profondeurs de notre inconscient que ces fragments d’un univers englouti par le temps et l’oubli nous enchantent. Toutes ces traces, tous ces trésors trouvés sont matière à rêver : à nous, à partir de ces indices, de reconstituer l’étrange civilisation évanouie. Si l’invention des Pessinois peut faire songer aux obsessions de certains maîtres de l’art singulier qu’il admire, et particulièrement à Adolf Wölfli pour son système encyclopédique, la démarche de Marc Pessin est à classer sans conteste dans l’une des catégories de l’art contemporain. Il a toute sa place aux côtés d’artistes tels que Anne et Patrick Poirier, les créateurs de ruines de villes imaginaires, ou encore de Christian Boltanski, qui se bâtit une mythologie personnelle à partir des reliques d’une vie qu’il n’a pas vécue. Mais « ce qui pourrait m’arriver de pire ce serait d’être compris », glisse malicieusement notre grand rêveur de la Chartreuse.

* Glossaire
BÉTYLE : dans les anciennes civilisations du Moyen-Orient, on appelait ainsi une pierre sacrée symbolisant la divinité.
GLYPHE : ce trait gravé peut former une ornementation architecturale par sa répétition mais il peut aussi s’agir d’un signe pictographique de certaines écritures.

L’AUTEUR
JEAN-PIERRE CHAMBON
Journaliste et poète, il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages littéraires dont Le territoire aveugle (Gallimard, 1990), Le roi errant (Gallimard, 1995), Corps antérieur (Cadex, 2003) et Méditation sur un squelette d’ange (avec Michaël Glück, L’Amourier 2004).

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