L’Alpe 39 : photo numérique : c’est la mémoire qu’on assassine !

Si nous n’y prenons tous garde, photographes amateurs comme professionnels, la dématérialisation totale de l’image risque bien de rendre inexploitables demain les millions d’images que nous réalisons aujourd’hui.

Hier, tout était simple. Un joli paysage de montagne, clic, c’est dans la boîte. Trente-six clics plus tard, passage au labo pour récupérer trente-six négatifs et autant de tirages. Des objets pas du tout virtuels face auxquels nos petits-enfants pourront vraisemblablement s’émerveiller encore dans quelques dizaines d’années. Bien ou mal rangés, bien ou mal documentés (comment ? vous ne légendez pas vos portraits de famille ?), bien ou mal archivés, qu’importe. Ou presque. Au fil des siècles, les évolutions des supports (plaques de verre, diapositives ou films négatifs, couleur ou noir et blanc) n’ont fondamentalement rien changé à ce constat.

Demain, pas sûr qu’il en soit encore de même. Les appareils photos argentiques ne représentent déjà plus que 1 % du marché et on estime que 60 % des foyers français sont équipés en numérique. Une technique qui a du bon : déclencher sans compter (chaque image ne coûte presque rien), voir immédiatement les résultats et ainsi corriger ses erreurs, visionner ses photos sur le téléviseur, les retoucher, les publier sur son site Internet, les envoyer aux amis par courriel, etc. Seul souci : tant qu’une image n’est pas imprimée, elle n’a qu’une existence virtuelle, fragile série de 0 et de 1 qui migrent de la carte mémoire de l’appareil vers l’ordinateur et parfois (mais parfois seulement !) vers une sauvegarde.

Les risques sont pourtant nombreux : effacement accidentel de fichiers, panne d’ordinateur ou de disque dur, virus informatiques, CD-Rom mal gravé ou rayé. Sans même évoquer les questions de logiciels, de formats de fichiers ou de supports de sauvegarde. Rien ne dit par exemple que les enregistrements de photos en RAW seront lisibles dans dix ans. Ceux qui ont stocké des films sur des cassettes vidéo V2000 ou des photos en très basse définition sur des Laserdisc, ceux qui ont archivé des fichiers informatiques sur des disquettes 5″ ¼ sans les transférer sur de nouveaux supports s’en mordent aujourd’hui les doigts. Même les appareils capables de lire ces formats n’existent plus ! Alors qu’ils ont disparu il y a moins de vingt ans !

À L’Alpe, c’est au quotidien que nous mesurons les atouts, immenses, de la photo numérique pour la presse, mais aussi ses limites : fichiers de format exotique, définition d’image insuffisante, absence de tirage papier pour contrôler les couleurs, numérisations de médiocre qualité, etc. Même dans un contexte professionnel, les processus de production ne sont ainsi pas toujours maîtrisés par l’ensemble des acteurs de la chaîne. Dans un contexte plus général, le risque est donc immense de voir des pans entiers de la mémoire visuelle individuelle et collective disparaître dans ce grand trou noir de la dématérialisation de l’image.

La parade est connue : sauvegarder encore et encore, dans un format de fichier standardisé, en plusieurs exemplaires stockés dans des lieux différents, transférer ces sauvegardes sur de nouveaux supports dès qu’un bond technologique fait naître un nouvel outil d’archivage amené à se développer. En somme, rester aux aguets quant aux évolutions de l’outil informatique. Pas sûr que le commun des mortels ait assez de motivation pour se préoccuper de ça. Mais plus nous serons sensibilisés à cette question et moins la mémoire risquera d’être assassinée…

Pascal Kober

3 commentaires sur “L’Alpe 39 : photo numérique : c’est la mémoire qu’on assassine !

  1. Hélas, tout ce que vous écrivez est tristement vrai. Le virtuel risque de plonger l’humanité dans une amnésie redoutable si l’outil informatique connait une fin. La photo numérique n’est agréable à l’œil qu’avec la luminosité d’un écran d’ordinateur. Les tirages sur papier deviennent rares et sans négatifs la mémoire ne dépend plus que de la longévité de cet outil. En moins de cinq années nous avons assisté, impuissants, à l’effondrement de la vraie photographie. Le métier de photographe a disparu tout comme celui du peintre au début du siècle dernier.

  2. Merci pour votre commentaire. Pas de catastrophisme toutefois. Il faut simplement accélérer la prise de conscience afin que chacun puisse profiter en connaissance de cause, des atouts de la photographie numérique que j’évoque dans ce texte : faible coût, visualisation immédiate, « pédagogie » de l’image, publication aisée, partage, ouverture aux réseaux sociaux, etc. Le métier de photographe n’a pas tout à fait disparu (pas encore…) mais d’autres, nouveaux, sont déjà en train d’apparaître. Bon vent !

  3. Je suis d’accord avec vous sur un point : la photo sur papier oubliée au fond d’un carton subsiste, la photo sur disquette oubliée au fond d’un carton meurt. Et ce point est absolument non négligeable !

    Mais à l’inverse, je demande actuellement à mon entourage (parents, grands parents), d’exhumer ces albums du fond de leurs placards pour que je… les scanne.

    Car ces photos vieillissent, la qualité baisse, les couleurs passent. Numérisées, elles deviennent facilement duplicable, ce qui me permet d’en faire profiter oncles, tantes et cousins par la seule grâce d’internet. De plus, l’informatique permet d’enregistrer désormais automatiquement la date, l’heure, et même parfois le lieu. Quel avantage ! Et moi qui suis obligé de mettre des «  entre 1900 et 1910 » en bas de certaines photos, car personne en connaît la date.

    L’informatisation est pour moi un progrès, donc un changement qui apporte plus d’avantage que de défaut, mais qui apporte les deux…

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