Bernard Debarbieux

Ascenseur pour les sommets ?

Comme bien des régions du monde, les Alpes comptent des lieux mort-nés, des sites marqués du souvenir de ce qui aurait pu advenir ou des endroits étranges, orphelins. L’un d’eux m’a particulièrement frappé ces dernières années. Le projet qui s’y esquissait, sa discussion publique, puis finalement son abandon, m’ont semblé alors particulièrement représentatifs de ce qu’étaient et de ce que pourraient être les Alpes aujourd’hui.

Sedrun est un village de la Surselva, dans les Grisons, la vallée où le Rhin antérieur prend sa source, à un jet de pierre du col du Saint-Gothard. Depuis dix ans, on perce sous un des massifs les plus emblématiques des Alpes le plus long tunnel du monde (voir le numéro 29 de L’Alpe). Ouverte au XIIIe siècle, la route du Saint-Gothard a fait la fortune des cantons d’Uri et du Tessin situés de part et d’autre du col. Elle a aussi forgé la singularité politique de la Suisse, née à peu près à la même époque, sur les pentes septentrionales de cette voie providentielle. Avec l’ajout, plus tard, d’une route moderne, d’une voie ferrée et enfin d’une autoroute, il s’agit toujours de l’un des principaux axes de transit transalpin, où s’enchaînent les tunnels et les viaducs, les rampes et les remblais.

Or, en 1991, le peuple suisse décide de forcer son gouvernement à faire creuser un tunnel de cinquante-sept kilomètres afin de faire circuler des trains à travers les Alpes sans jamais en gravir les pentes. Une voie ferrée capable de les franchir par en dessous, à l’aveugle et à grande vitesse. Sacré retournement de l’histoire ! La voie qui a inventé la Suisse en irriguant ses Alpes se trouve derechef remisée au musée des antiquités, court-circuitée par le nouvel itinéraire à grande profondeur.

Sedrun se situe à 1 400 mètres d’altitude, près de 1 000 mètres au-dessus de la galerie du tunnel. Des années durant, une exposition s’efforce d’attirer le regard des habitants et des voyageurs sur le chantier qui se déroule dans les profondeurs de la roche. Et là naît un projet fou qui pourrait faire basculer le destin de la vallée. Un jeune architecte grison imagine qu’un élargissement du tunnel de base, prévu à mi-parcours pour des raisons de sécurité, peut devenir une gare, pour peu qu’un ascenseur aux dimensions d’un gratte-ciel soit installé dans une conduite d’aération pour remonter les voyageurs à l’air libre, aux portes de Sedrun.

L’idée est vertigineuse, et pas seulement en raison de la dénivellation à franchir. Il s’agit ni plus ni moins de rendre possible le couplage du transit continental et de la desserte locale, de la grande vitesse et du pas mesuré de celui qui arpente les gares et déambule dans un village, la circulation de métropole à métropole et l’accès aux hautes vallées, l’obscurité de la traversée à grande profondeur et la lumière à laquelle l’ascenseur donne accès.

La porte s’ouvre au débat
mais se ferme à l’invention
Mais ce projet n’est pas seulement prétexte à rêverie et à réflexion sur les retournements de l’histoire et les étranges couplages de la géographie d’aujourd’hui. Il prend une forme politique également très alpine, très suisse par certains aspects. Baptisé Porta Alpina, il circule dans les conseils municipaux et les assemblées régionales . Il capte l’attention du gouvernement des Grisons qui organise sa promotion à l’échelle fédérale. Il permet alors aux uns et aux autres, élus et administrations, de prendre position. Puis la presse helvétique en fait un objet de débat public. On assiste à un jaillissement de prises de positions dans lesquelles on peut aisément reconnaître toutes les grandes visions et les politiques qui font les Alpes d’aujourd’hui.

On voit ceux qui prônent la modernité technique la plus sophistiquée s’offusquer d’une gare fantôme capable de ralentir des trains projetés à grande vitesse. On entend ceux qui veillent aux comptes de la société fédérale des chemins de fer suisses s’inquiéter d’un surcoût et d’une moindre performance de leur offre commerciale. On voit les cantons de la Suisse centrale tenter de coordonner la desserte de leurs hautes vallées à partir d’un ascenseur encore virtuel. On lit les déclarations d’associations et de gouvernements locaux prompts à s’enflammer pour un projet susceptible de revitaliser une région dans laquelle certains pessimistes ne voient qu’une friche alpine en devenir. On entend des administrations fédérales prendre ce projet comme illustration de ce vers quoi doit tendre la nouvelle politique régionale et les mesures d’aménagement du territoire. Bref, tout ce qui se pense et se dit sur les Alpes en matière de développement et de protection, d’accessibilité et de marginalité, de gouvernance et de bonnes pratiques, de politiques publiques et de concurrence libérale trouve dans la Porta Alpina un beau sujet de dissertation.

Et puis le gouvernement suisse, le conseil fédéral, tranche. L’exécutif se refuse à mettre la main au porte-monnaie pour donner corps à ce projet et le débat s’éteint. Sedrun a aujourd’hui retrouvé son calme de toujours, bien loin de la rumeur du chantier. Le puits ouvert sur les entrailles des Alpes ne sera donc qu’une conduite d’aération, à jamais orpheline des cohortes de pendulaires zurichois et de touristes bavarois dont certains avaient rêvé. Un lieu unique, porteur d’un message historique et géographique inimaginable jusqu’ici a failli voir le jour ; il est aujourd’hui mort-né. Seul en reste un souvenir couplé à une absence. Les Alpes et la Suisse ont peut-être raté là une occasion de se souvenir de ce qu’elles étaient. Et de se réinventer.

Bernard Debarbieux, professeur de géographie à l’université de Genève.

Retour en haut