Marianne Boilève

Terre de brassages

C’est une histoire d’amour qui m’a conduite au pied des Alpes, à Grenoble. Une belle histoire avec un homme. Pas un mythe, ni une montagne. C’était il y a cinq ans. L’Alpe avait cinq ans, elle aussi. J’ai débarqué dans une petite ville, genre grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf et qui se disait capitale des Alpes (françaises). J’ai appris par la suite que d’autres petites villes rêvaient de lui ravir le titre. Ingénue, j’ai regardé autour de moi. Alpexpo, Alpes Services, Alprotec, Alp’Œuf, Francialpes, Alp’Entretien, Mariées des Alpes : dans la ville, les Alpes étaient partout. Elles occupaient l’espace de manière abstraite, parfois grotesque. Mais au bout des rues, c’était une autre affaire… Les Alpes étaient là, puissantes, imposantes, bien réelles. Ce vieux Stendhal disait donc vrai. Et je me suis mise à les arpenter, ces montagnes dont je ne savais rien. Parfois pour le boulot, plus souvent pour le plaisir de me faire chèvre, bancale, cavalant derrière mon chamois à deux pattes. J’ai rencontré pas mal de monde au cours de mes excursions. Des gens d’ici, d’ailleurs, touchants, agaçants, captivants. Intarissables. Au contraire de moi, tous ont choisi de vivre là pour l’alpe et pour elle seule, leur alpe du cœur, qu’ils en soient ou non natifs. J’ai rencontré des gens qui connaissaient tous les massifs, tous les sommets, tous les cols, tous les lacs, toutes les parois, tous les sentiers. Qui ont observé tous les cailloux, toutes les bestioles, toutes les plantules, du plus discret venturon montagnard au plus bourru des génépis. Qui m’ont parlé de l’alpage et du fromage, de la tartifle et du diot, de la vigne et du vin, du bois et de l’outil, du geste et de l’usage. Comme personne. J’ai parfois souri de leurs petits travers et de leur goût immodéré pour les fourrures polaires. Je me suis insurgée contre les tartiflettes, queyraflettes, tartes aux myrtilles surgelées et autres reblochonnades. Mais dans l’ensemble, tout cela restait fort sympathique, de l’ordre de l’« alpitude » aisément pardonnable. Jusqu’au jour où je suis tombée sur un os. Ou plutôt sur des « montagnards » qui ne voyaient pas plus loin que le bout de leur vallée. Ceux-là, curieusement, revendiquent d’être uniques mais se ressemblent tous. Ils se disent authentiques et ne sont que caricatures. Leurs mots, leurs petites fiertés et leurs grandes rancunes ont partout la même saveur faisandée. Celle de la carcasse qui n’a jamais voyagé, ni partagé. Ils ne sont guère nombreux, font beaucoup de bruit et sont généralement « contre ». Contre l’innovation, contre le jeune qui s’installe et ne fait pas comme eux, contre le touriste, contre le loup, contre l’État, contre l’autre. Contre tout. Ces « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », cette « race des gens du terroir, des gens du cru » (gloire à toi, Brassens…) n’oublient qu’une chose : c’est que leurs traditions, comme toutes les religions, n’existeraient pas si l’alpe n’avait été une terre de brassages. Une terre de passage. Et ce depuis la nuit des temps.

Marianne Boilève, journaliste et auteur d’ouvrages pour la jeunesse.

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