Stéphane Boisseaux

Annick-des-éclairs

Les Alpes comme technique de drague, il fallait oser. Je ne saurais dire qui de nous deux en a fait usage le premier et attiré l’autre vers en haut. Pour une fois, Météo Suisse et Météo France étaient d’accord, nous allions affronter un bel orage sur ce petit pic qui domine Évian et Montreux. Raison de plus pour y aller ? Ce fut notre premier acte de complicité. Partis en fin d’après-midi, nous avons partagé trois heures de discussions profondes et de sourires intimidés, de sueur et de piqûres d’orties. Alors, enfin, nous avons bien cru que le grand moment arrivait. Les phares d’orage sur le Léman nous hurlaient de loin : « On vous aura prévenus ». Nous avons vu tomber le feu et les eaux à deux ou trois kilomètres. Grandiose. Pas fous quand même, nous nous sommes retirés dans le cabanon du gardien du télésiège, abandonné l’été. Deux mètres sur deux, idéal pour partager quelques fromages hors d’âge et des baisers de moins en moins timides… en attendant le déluge. Lequel n’est pas venu. L’orage nous boudait sans vergogne. Vers minuit, nous avons fini par rejoindre le sommet afin d’y bivouaquer. Je n’ose dire à la belle étoile, car le régime fut sévère : nuit insondable, lune invisible, vent exalté, froid pénétrant, brouillard digne des Romantiques et la falaise à un mètre cinquante. Notre première nuit d’amour se passa chacun de son côté, enfoui sous quelques couches de plumes, de laine et de coton… Mais lorsque le soleil levant vint dissoudre les monstres, une évidence nous avait saisis : cette nuit d’initiation amoureuse en milieu préalpin avait été l’une des plus belles de notre vie. Foudroyés de l’intérieur, en somme.

Mon tonton bauju

Je voudrais dire quelques mots à la mémoire de mon grand-oncle Édouard, paysan de montagne en Bauges (Savoie), mort il y a cinq ans. Évoquer quelques-unes des petites histoires presque légendaires qui circulent à son sujet. La fois où il a accueilli à coups de fusil l’huissier venu réclamer les émoluments d’un procès pourtant gagné. Le vin rouge servi à mon frère de 6 ans « parce qu’on n’allait tout de même pas lui donner de l’eau ». Sa maison d’un désordre et d’une crasse hallucinants, parce que « ce qu’il faudrait, c’est une femme à la maison ». La voiture sans permis achetée à 70 ans, sortie une fois l’an pour aller payer les impôts. Cette maison de retraite où il entra dix ans plus tard et qu’il trouvait hélas « pleine de vieillards ». Dire surtout que cet homme des monts était aussi homme de mots ; il ne se cassait pas la gueule sur une bouse, il « glissait sur une déjection ». Son amour pour la belle langue, partagé par sa sœur (ma grand-mère), a infusé dans la famille. Comment donc cet héritage improbable a-t-il pu sourdre d’une famille aussi modeste, dans un milieu montagnard où les mots n’ont pas bonne réputation ? Je l’ignore encore. Mais j’ai su, en écrivant ma thèse, que celle-ci était le lointain avatar de ces petites choses qu’il ignorait certainement avoir semées. Ainsi, mon tonton bauju est devenu un peu docteur. Si, là où il est maintenant, il l’apprenait, ce serait un vrai bonheur.

Stéphane Boisseaux, politologue et chef de projet de l’Inventaire du patrimoine culinaire suisse.

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