À l’image des montagnes

En 1959, pour exercer mon métier de guide en montagne, j’avais finalement obtenu un emploi de maître d’école à Mizoën, en Oisans, avec vue sur la Meije. Notre fils aîné fut admis, à l’âge de 5 ou 6 ans, à participer à l’amontagnage des troupeaux communaux avec l’ensemble de la classe. Une belle montée entre 1 200 et 2 400 mètres d’altitude. À l’arrivée, il était fatigué, mais dès que ses copains parlèrent d’aller à la chasse aux grenouilles au Rif Tort, il nous faussa compagnie jusqu’au soir. Voilà comment se reposent les petits montagnards. Le soir, i ne se fit pas bercer pour s’endormir… Ça ne pouvait que faire un guide, bien plus virtuose que son père.

Les trois garçons furent baladeurs : le second pour examiner les fleurs et s’en régaler, le troisième pour chercher des cailloux, c’est-à-dire les cristaux les plus beaux. «  Qu’aimes-tu le mieux homme énigmatique ? » disait Baudelaire. « Je l’aimerais volontiers déesse et immortelle.  » C’est pourquoi ce fils  ne voulait plus écouter le curé. «  Si parfois une pierre t’a souri, disait Guillevic, iras-tu le dire  ?  » C’est pourquoi ce fils fut discret et solitaire. Quant à notre petite dernière, je crois qu’elle allait, entre les trilles de sa flûte traversière, chercher son souffle dans les balades face à la Meije.

Les hommes ne sont-ils pas l’image des montagnes  ?

J’avais conduit un alpiniste à Lauranoure, toujours face à la Meije. Chose curieuse, il gardait la distance dans la marche d’approche. Cent pas… Je ralentissais, il ralentissait… Je m’arrête et lui demande  : «  Alors, quoi  ?  » Il me répond  : «  Justement, je me fais mon cinéma.  » Je crois qu’il avait tout compris…

Une autre fois, j’allais bivouaquer avec un savant professeur au pied de l’Étret. Longue marche jusqu’au lac des Rouies. Trouver le sommeil sur un lit de cailloux n’est pas chose facile. J’ai fini par m’endormir. Il me réveille  : «  Tu es malade ? » lui dis-je « Non, regarde, écoute… si c’est beau…  » Le glacier en face était phosphorescent. De temps en temps, des morceaux de montagne dévalaient dans un couloir, des cascades semblaient se parler… Ce professeur avait découvert le sixième sens. Chose rare.

Avec le même, nous étions partis bivouaquer au pied du « Gros Léon », le Goléon… face à la Meije. Et pour porter nos objets de confort, nous avions fait appel à un âne. «  Je vous prête les deux  » avait répondu Daniel, gardien du refuge Chancel, ils ont l’habitude d’être ensemble. »

Au bivouac, ils veillèrent sur nous. Leurs oreilles sur le ciel baigné de clarté nocturne et d’étoiles filantes ressemblaient aux ailes des anges. Le lendemain, retour de course, ils nous regardaient d’un drôle d’air… Ils avaient trouvé et mangé notre repas du midi. Ils n’avaient pas voulu boire à la montée, mais à la descente, ils s’arrêtèrent à toutes les sources, à tous les chardons. Ils étaient en vacances. Mon compagnon me dit  : «  Je vois qu’ils nous ont appris à vivre.  »

Je ne garde pas tellement de souvenirs des grandes courses en montagne, à moins que ce soient des mésaventures. Car, si ça a bien marché, que dire de plus ?

Et si c’était l’alpe que nous enseignaient les ânes, les enfants, les professeurs un peu poètes et ma manie de l’imprévu ?

Aux clients qui me demandaient souvent : «  Quand est-ce qu’on arrive  ?  », j’avais coutume de répondre  : «  C’est selon.  »

Vous avez dit bizarre  ? À moins que ce soit ma familiarité acquise au cours des ans avec cette montagne où nous avons laissé un peu de nous-mêmes. Et j’aime encore lorsque le Cornillon, qui domine notre maison, se met à jouer ses grandes orgues sous les tempêtes…

Roger Canac, ancien instituteur et guide de haute montagne.

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