Claude Gardien

Troisième dimension

Mon alpe ? Facile, elle est en Haute-Savoie, à Sixt ! Dans ces montagnes immenses, austères, complexes, raides, où l’homme a su trouver sa place à force d’astuce, d’audace et de travail… Ou ne serait-elle pas plutôt dans les Aravis ? Dans ces rochers lumineux et parfaits, au-dessus de ces alpages riants créés spécialement pour le reblochon, parmi ces chalets au bois buriné par les saisons ? Non, elle est peut-être un peu plus loin, à Karimabad au Pakistan, au-dessus de la vallée de la Hunza aux flots toujours colériques, face aux sommets du Spantik et du Rakaposhi, dans ces hameaux disséminés sur une montagne colossale et ensoleillée où poussent les abricotiers, les pêchers et une multitude de fleurs multicolores cultivées avec soin et protégées par des peupliers…

En fait, mon alpe est partout où il y a des montagnes. J’y ai bien trouvé un coin où me poser, mais les autres me font envie. Je m’y sens bien. Je me sens bien dès que l’endroit où je me tiens est en pente, domine une vallée et qu’un relief en limite l’horizon. Les plats pays m’ennuient. C’est peu dire que leur uniformité m’angoisse. On imagine toujours les plaines sous le signe de l’immensité. Mais ce sont les montagnes qui sont les plus grandes ! Prenez une plaine, étalée comme une nappe sur une surface parfaitement égale. Soulevez doucement le milieu de la nappe. Vous ferez naître des plis, des creux, tout un désordre qui prend vie, capte la lumière d’une façon différente. La richesse et la beauté des montagnes ne viennent pas d’ailleurs que de cette troisième dimension qu’on appelle le relief.

J’aime les versants nord. L’ubac, qu’un des mes amis avait ainsi défini : « L’endroit où il ne faut pas construire sa maison ! » Mais l’ubac est multiple. Le soleil peut y disparaître en hiver. Son retour est alors une fête, une fête païenne, ou au moins très ancienne, qui nous ramène aux peurs et aux fondements de nos civilisations. Et comme les plissements terrestres ne sauraient se satisfaire de pentes unies, des promontoires se haussent à l’écart des crêtes, au-dessus des vallées. Là, ils s’affranchissent des montagnes et captent les rayons bienfaiteurs, allumant leur identité lumineuse au nez et à la barbe du royaume de l’ombre.

Autour, les verts sont profonds, la rosée s’accroche à l’herbe grasse au petit matin, les gelées apparaissent furtivement dès la fin de l’été, promesse d’une température agréable quelques heures plus tard, quelques centaines de mètres plus haut, une fois sorti des forêts. À l’automne, l’ombre traîne déjà toute la journée dans les creux, le gel y persiste, y brille au milieu de l’herbe rase des alpages, roussie par le froid. L’ubac reste un endroit rude, où l’agriculture traditionnelle a toujours peiné. Dans certaines vallées, on l’appelle l’envers. « Chez nous, c’est tout à l’envers », m’avait dit un habitant d’un de ces versants de l’ombre.

Un petit coin d’alpe au coin du comptoir
De l’autre côté, sur l’adret (là où il faut construire son chalet !), règne la lumière. L’hiver y est merveilleux. Le soleil si bas réchauffe les façades qu’il frappe de plein fouet, inonde les pièces à travers les fenêtres, les arrose de lumière et de chaleur. Au dehors, près des murs ensoleillés, la chaleur irradie, tout autour la neige éclate de lumière. Le bleu pur du ciel de l’hiver nettoie tout, le paysage et les idées noires. Les versants sud sont des antidépresseurs…

De l’ombre à la lumière, mon alpe décline tous les tons, au fil de ses orientations. Ce spectacle me ravit, mais je voudrais vous raconter l’altitude, ce relief qui s’affirme, cette végétation qui s’appauvrit, ce ciel qui s’agrandit… De là-haut le monde est beau, le monde est grand. Ces lieux ne sont pas faits pour l’homme. On en revient vite, pour se pelotonner dans son petit coin, bien au chaud. On s’y sent protégé par les montagnes.

Le petit coin, justement, c’est une des richesses de mon alpe. C’est un fond de vallée où le patois, différent de celui de la vallée d’à côté, est encore parlé, surtout au bistrot ! Le bistrot où l’on retrouve chasseurs et bûcherons, où l’on récolte les histoires du pays. Elles sont tellement drôles, ces histoires… J’ai remarqué souvent que, racontées en plaine, sans l’accent, sans quelques expressions locales bien senties, elles perdent de leur sel… Peut-être que, comme les airelles, elles ne supportent pas le voyage… Moi non plus, je ne supporte pas le voyage. Sauf pour aller voir une alpe d’ailleurs, connaître ses histoires, ses mots, son accent… Une vie sans mon alpe ? C’est une vie sans relief.

Claude Gardien, guide de haute montagne, photographe, journaliste et rédacteur en chef du magazine Vertical.

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