Un phare dans la montagne ?

Quand j’évoque l’alpe, le premier souvenir qui me vient en tête c’est celui des soirées passées au Logis des fées, dans le massif de la Lauzière, en Savoie, pour fêter le retour du troupeau, fin septembre. Et la chanson qu’aime à entonner Fernand Léger, berger à Celliers, sans doute le plus populaire du département… Toute une troupe rassemblée autour de sa guitare. Les Pierre Lachenal, Pierre Guelpa et bien d’autres défenseurs acharnés du pastoralisme. Des paroles qui donnent déjà à voir des bouts d’alpage sous le frais soleil de mars, des torrents, des cascades, des névés : « Quand la neige fond dans les fonds, quand la tiédeur enfin se palpe. Quand le torrent joue du typhon, On va bientôt monter à l’alpe… ». L’alpe, « magique et éternelle », celle qui a fait vivre des générations d’éleveurs dans ce rapport étroit, si souvent raconté par le Musée dauphinois, qui unit l’homme, l’animal et la pente.

Puis vient l’image d’un déjeuner. Jean Guibal, alors conservateur en chef du Musée dauphinois m’avait invitée pour m’annoncer la naissance imminente du magazine L’Alpe. Délicat, il souhaitait ne pas heurter la susceptibilité de la journaliste que j’étais alors… Journaliste qui, neuf ans auparavant, avait justement choisi ce musée pour organiser le premier comité de rédaction qui allait présider au lancement d’Alpes Magazine. Ce jour là, malgré son habituelle retenue, Jean Guibal cachait mal sa gourmandise. De ce titre il en rêvait déjà depuis dix années, élaborant avec André Pitte les premiers sommaires de ce « nouvel objet de presse » qui raconterait les Alpes par le biais de la culture et des patrimoines.

Dieu, que les premiers numéros m’ont fait envie ! Moi qui avait proposé sans succès à ma direction de doter chaque numéro d’Alpes Magazine d’un cahier destiné à faire le point, scientifiques et journalistes croisant leurs plumes sur un sujet donné : histoire, ethnographie, aménagement et autres thèmes, au gré de l’actualité ou de choix éditoriaux. Tout y était, le regard, le contenu, l’émotion. Alors la revue, c’est ainsi qu’on a dit de ce magazine qui n’en était pas un, vendue pour une part chez le marchand de journaux et pour l’autre, en librairie, est devenue familière. Chaque trimestre, on la reçoit sans l’attendre vraiment, mais toujours heureux de se perdre dans ses pages. Elle a sa place dans la bibliothèque des Alpes et c’est sans doute, avec le travail de l’éditeur Michel Guérin à Chamonix, le plus joli défi de ces quinze dernières années dans ce domaine.

Douces rondeurs et profondeur
Tandis que les deux magazines de presse consacrés au territoire alpin (Alpes Magazine, que j’avais quitté, et Alpes Loisirs) tentaient de se ravir la première place au nombre d’exemplaires vendus, L’Alpe installait son lectorat. Quel est-il ce lectorat ? On pourrait tenter de l’imaginer, mais l’imagination est souvent trompeuse. « Ils sont encore trop nombreux, soupire Pascal Kober, son rédacteur en chef, ces lecteurs potentiels qui n’ont jamais entendu parler de la revue. »

Curieux, en effet, que certains, pourtant amateurs de montagne, travaillant sur elle ou dans son environnement, n’aient encore pas croisé le format, la couverture et les belles pages de L’Alpe. L’émotion on la ressent dès le toucher. C’est un objet, qui se laisse caresser, feuilleter, poser et reprendre. Il y a de la sensualité là-dedans ! Et je suis bien certaine que Pascal Kober et son adjointe, Dominique Vulliamy, en jouent en conscience. Souvenez vous, lecteurs, de cette jolie bergère sur la couverture du numéro consacré à « La montagne au féminin » et de ces douces rondeurs en noir et blanc pour illustrer le thème des nourrices…

La qualité de l’iconographie, le temps passé à la traquer… Il est un numéro où la revue avait demandé à Yves Ballu le soin de parler des affiches touristiques de montagne. « Un art mineur, écrivait-il, devenu populaire.  » Art mineur sans doute, mais charmant, jouxtant, au fil des pages, photographies, lithographies, peintures ou dessins parfois durs, noirs et terribles, parfois frais et drolatiques. On aime prendre le temps de détailler chaque image, de s’intéresser à leur provenance, d’apprécier les illustrations originales produites parfois tout exprès pour tel ou tel sujet. Et de se plonger dans les textes, bien sûr, puisés au vivier du large réseau des scientifiques de L’Alpe. Le réseau du Musée dauphinois : depuis Grenoble jusqu’à Vienne, par-delà les frontières. Pas toujours faciles d’accès, ces textes ; mais le parti pris de la rédaction exige de ne réécrire qu’à la marge. Du talent, de la profondeur, du contenu.

Poser les vraies questions
Pour moi L’Alpe est devenu un recours. J’y viens chercher une information, un approfondissement, un point de vue, selon mes besoins. Passée au prosélytisme du tourisme, je me suis souvent demandé pourquoi les sites touristiques ne puisaient pas plus à cette source pour alimenter leurs brochures si souvent indigentes. Le tourisme, ambiguë, ambivalent. Tout à la fois indispensable à la vie locale et sans lequel les communautés montagnardes se seraient désagrégées. Et pourtant si terriblement destructeur. Laminant les cultures locales, imposant le modèle unique du chalet suisse ou savoyard et des géraniums sur le balcon (ainsi que le stigmatisait Bernard Crettaz, ancien conservateur du musée d’Ethnographie de Genève) et faisant roi, comme partout ailleurs, le seul critère du chiffre d’affaires.

Qu’est-il advenu du lien social dans cette montagne mercantile ? Qu’en est-il des usages, des modes de vie et des solidarités séculaires qui n’étaient pas si bêtes ? Qu’en est-il du simple bon sens ? Oh certes L’Alpe, et les autres magazines de montagne n’ont jamais eu la prétention de révolutionner les modèles existants. Aujourd’hui comme hier, je lis dans la revue un contenu à peu près égal, je retrouve une ligne éditoriale tenue. Pas ou peu d’échappées au canevas original. Pas ou peu de journalistes… Trop peu ? Aucun a priori au comité de rédaction et presque absents du générique !

Un choix. Mais au bout de ces dix années, ne serait-il pas bon de réfléchir au parti pris initial ? Quand un journaliste de montagne prend la plume, tout militant que soit son support habituel, il le fait dans d’autres médias… Ainsi de Philippe Descamps, rédacteur en chef de Montagnes Magazine, auteur d’un excellent article paru dans Le Monde diplomatique il y a quelques mois (« La montagne victime des sports d’hiver »). Comme si, peut-être en raison d’un marché publicitaire restreint et à préserver, les médias de montagne s’interdisaient de poser les vraies questions.

Comme une grande balise
En un siècle, la montagne a multiplié les révolutions : électricité, industrie et, bien sûr, sports d’hiver. Le temps est en marche, une nouvelle révolution est en cours. Aussi capitale que furent les autres. Elle privera sans doute une partie de la moyenne montagne de la manne du ski. Elle exige de revoir tous les modèles, de refonder l’avenir. Mais qui en parle ? Des ONG, des voix trop fluettes. Pendant que, sur le terrain, se poursuit la course folle à « l’armement » : nouvelles remontées, nouveaux canons à neige et surtout nouvelles retenues d’eau pour les approvisionner, dont on ne sait quel sera l’impact à long terme. Avec un leitmotiv dangereux, terriblement pernicieux : en montagne il n’y a pas que le ski, mais sans le ski tout est fini.

À ce prix, on bétonne à tout va, mitant et dévorant les paysages qui sont le socle même du si puissant attrait de la montagne. Mais le changement est inéluctable et c’est dès maintenant qu’il faut imaginer l’avenir, le dessiner, mettre sur pied les premières expérimentations de cette évolution, degré après degré. N’est-il pas temps pour L’Alpe de prendre la main sur cette réflexion ? De s’attacher à toutes les questions du monde d’aujourd’hui en croisant le travail et l’analyse des scientifiques avec le regard et la transversalité des journalistes ?

Perdue, la communauté montagnarde n’est pas pour autant tout entière gâtée par les fruits acides du tourisme. Mais elle a besoin de repères. J’écris ces lignes depuis La p’tite auberge, à Aiguilles-en-Queyras (une adresse très sympathique) où Joëlle, mon hôtesse, me racontait hier que le sommet Bucher porte ce nom parce qu’il domine le petit massif et qu’on venait y allumer de grands brasiers pour prévenir les villages d’une attaque… Et si L’Alpe de ces dix prochaines années devenait une sorte de grand phare ?

Claude Comet, professionnelle du tourisme et ancienne journaliste.

2 commentaires sur “Claude Comet

  1. Un phare trop discret dans un océan pacifique.

    Mauna Kea, littéralement montagne blanche en Hawaiien. La plus haute montagne du monde (10 230 m en valeur absolue). Un «  iceberg  » de roche inconnu ou méconnu. Un phare trop discret dans un océan pacifique. Alors toi aussi ALPE, il te faudra savoir mieux te faire connaître, savoir être plus accessible, plus pédagogue pour nous apprendre sans nous éduquer, mieux savoir te vendre aussi pour que ton public, nous, les habitants des hautes régions évitions le naufrage. ALPE sauras-tu, souhaiteras-tu être un manifeste «  territorialiste  » ? un titre de presse qui revendiquerait mieux qu’aujourd’hui encore l’espace que chaque trimestre tu célèbres ? Sauras-tu interpeller, concerner, responsabiliser la communauté à laquelle tu te destines ? Quant à vous madame qui exhortez si justement l’ALPE d’être un phare, LE phare, vous êtes Poliʻahu la déesse de Mauna Kea. La légende veut que son corps soit de neige, la neige justement vous n’y croyez plus.

  2. Merci Claude pour ce beau texte. Contrairement à Alban, je pense que Claude croit encore à la neige… non pas la neige «  bizness  » mais la neige matière… et elle lutte contre tout un développement qui tend à la faire disparaitre…

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