Ruggero Crivelli

La sorcière de l’alpage

Ce matin, je pars tôt. J’enfourche ma moto et monte sur la route qui, du Tessin, mène au col du Lukmanier et de là vers les Grisons. Une route très agréable, surtout s’il fait beau, et bien connue des motards : elle traverse une veine de saccharose qui donne au paysage une allure de Grand Canyon blanc dans un décor de mélèzes, de marais et de pins. Mais aujourd’hui, ma route tourne bien avant le col. Je monte vers le mayen d’Anveuda, village de pierre, aux maisons bien aménagées, où le temps du touriste se fond avec le territoire du paysan. Ici, les prairies sont encore exploitées. Interdites d’accès en trois langues nationales, elles donnent une herbe abondante et régulièrement fauchée. Le tourisme fait vivre la pierre, l’agriculture fait vivre l’herbe. Deux mondes se partagent l’espace et le temps de cet endroit dont la cohérence apparente ne relève que du regard d’un promeneur étranger aux lieux.

Mais que c’est beau ! La beauté d’un paysage, c’est bien ce qu’on peut regarder avec les yeux, écouter avec les oreilles, sentir avec son nez, ses pieds et sa peau en gommant, ne serait-ce qu’un instant, l’histoire et l’humanité inscrites dans les lieux. Et aujourd’hui, j’ai envie de  me promener dans ce paysage que j’ai décidé de transformer en décor. Je suis seul. Sur mon sac à dos, ma sacoche photo. Je quitte le parking collectif, désert avant mon arrivée (nous sommes en semaine) et je traverse le mayen.

Un homme profite d’un moment de répit de ce début d’été plutôt humide pour faucher devant sa maison. Je m’arrête un instant, on échange deux ou trois mots, vite en confiance car on parle le même dialecte tessinois. Ici, un « bon dì » à la place de l’habituel « Grüezi » (salut) alémanique ouvre plus facilement le contact. Il veut savoir où je vais. Cela tombe bien, car j’ai envie de laisser à quelqu’un une trace de mon parcours. Le jour suivant, à mon retour, je repasserai devant sa maison pour lui redire bonjour, en marquant ainsi la fin de la promenade, la sortie du paysage et le retour dans le monde des vivants…

Le chemin tourne à gauche. Un sentier prend le relais, s’enfonce dans l’herbe haute d’un champ pour ensuite monter vers la forêt. Une petite heure après, je débouche dans une clairière. Là, je suis vraiment dans un paysage ! Et je me mets à rêver. Un rêve fou ! Celui d’être un milliardaire américain (je sais, c’est démodé… les milliardaires qui bâtissent désormais dans les Alpes suisses ne sont plus des Américains) pour construire un téléphérique reliant la sortie d’autoroute, trente kilomètres plus bas, à cette clairière, afin de montrer au monde entier sa beauté. Puis je me mets à rire… Il n’y a que des milliardaires pour avoir des désirs aussi pervers !

Je lève les yeux au ciel. Et là (juste Ciel !), je ne rêve plus : il y a bien un aigle qui voltige là-haut. Je commence à pester contre moi-même, car mon appareil photo est au fond de mon sac, démonté… Le temps de réagir, l’aigle sera déjà loin. Mais il insiste. Il disparaît derrière le pic pour réapparaître de l’autre côté. C’est comme une provocation ; je sors le boîtier, je monte le téléobjectif… Évidemment, il a pris de l’altitude, mais par principe je prends deux ou trois clichés. Je pourrai toujours raconter que le petit point noir au milieu du bleu est bien un aigle ; personne ne me contredira, au moins par politesse !

Un petit coin de Népal dans la vallée du soleil
Je me lève et poursuis ma route. Je passe le col (la bokéta, la petite bouche, comme on dirait en dialecte local), je commence à descendre et au premier tournant je me trouve devant une explosion d’azur, de jaunes, de rouges ! Je m’arrête et je sors mon appareil, je monte mon macro, je déroule mon trépied. Les fleurs, au moins, ne risquent pas de s’en aller. Et il y en a à profusion ! Ancolies, trolls, rhododendrons … Là, à portée de main. Une balade d’une heure et demie va ainsi se transformer en un parcours de six heures.

Je sors ma carte et regarde les alentours. La cabane devrait être par là, sur la droite, derrière le deuxième promontoire. Le sentier monte sur la gauche, mais je décide de couper directement dans la direction supposée de mon refuge, car le terrain est facile et la visibilité totale. Une demi-heure plus tard la cabane est en vue. C’est la fin de l’après-midi, mais j’ai envie de traîner encore un peu par ici.

Je regarde de loin cette construction dont la modernité a enveloppé intelligemment la partie ancienne ; deux ou trois personnes assises aux tables et un mât. Ce qui me frappe n’est pas l’habituel drapeau à croix blanche qui flotte à l’extrémité, mais la multitude de petits drapeaux colorés qui montent vers son sommet. Autant de prières confiées aux vents. Ici, c’est un petit coin de Népal, un petit morceau d’âme tibétaine implanté dans la « vallée du soleil », comme on surnomme la vallée de Blenio. Le terrain tout autour de la cabane est cerné par d’autres petits drapeaux, dont le fil, fixé à l’horizontal cette fois-ci, est soutenu par ces piquets à vaches qu’on emploie dans les clôtures virtuelles de notre époque. Pauvres vaches ! Et si on leur mettait, à elles aussi, un peu de couleurs dans leurs frontières de broutage ?

C’est le moment de rentrer. Il vaut mieux ne pas tarder, car le repas est prévu pour 19 heures et, si en cas de retard, à côté de la sorcière, Jupiter en colère c’est de la rigolade ! Alors, je m’approche de la porte arrière, celle qui donne accès à la cuisine. Appuyé au montant, j’entre avec mon regard. Son ami népalais est en train de laver des casseroles. Derrière lui, les fourneaux à gaz d’où provient le doux grésillement des côtes de veau qui dorent dans une poêle. J’ai de la peine à résister. Et elle le sait, car deux minutes plus tard, avec la permission de son sourire, me voici derrière le fourneau en train de tourner la viande.

Mon regard passe furtivement par-dessus les casseroles et je vois qu’elle fourrage dans ses pots. Un peu de gingembre, un peu de sucre, une poignée de sel, deux ou trois herbettes … sa potion secrète pour les légumes qui accompagneront la viande et le riz. Avec ses yeux couleur terre, envoûtants comme ceux d’une sorcière, elle glisse d’une armoire à une étagère puis aux fourneaux comme si elle flottait dans l’air.

Un regard lumineux, labouré par le temps de la vie
À l’heure fixée, comme par magie, vingt-cinq personnes sont à leur place autour des tables. L’ami népalais a quitté l’évier et nous sert à table. Une viande qui n’a presque pas besoin du couteau pour être coupée. La bête, que la sorcière a réservée à la fin de la saison précédente au berger, a brouté l’herbe de la vallée. Pour terminer, nous n’avons pas droit ce soir aux muffins maison mais à une mousse au chocolat, dont la simple évocation me fait saliver !

Maintenant que les ventres sont remplis, le bruit de la salle s’adoucit ; on savoure l’instant d’après. Elle glisse d’une table à l’autre. Elle fait les comptes, elle bavarde avec les uns, avec les autres. Qui demande des informations sur un itinéraire, qui sur la météo. En allemand, en italien, parfois en français et quand ces langues sont inopérantes, c’est l’anglais qui surgit.

Petit à petit la salle se vide. Le bruit s’est déplacé vers les toilettes, mélangé à celui de l’eau froide qui coule dans l’évier métallique et celui des brosses qui frottent sur les dents. Le silence lui succède bientôt, juste troublé par quelques ronflements. L’équipe de cuisine, elle, commence à mettre les bols du petit déjeuner sur les tables avant de monter à son tour dans ses couchettes. Il n’y a plus qu’elle et moi.

On en profite pour bavarder dans la cuisine. Un de ces instants privilégiés qu’elle découpe dans le temps du silence. Elle crée ainsi deux mondes : celui des hôtes qui dorment là-haut dans les chambres et celui des amis qu’elle ensorcelle ici. Des amis de longue date ou connus depuis peu, des amis du moment qui se trouvent là par hasard. Il arrive parfois que, discrètement, quelqu’un sorte une guitare et se mette à chanter. Parfois, on joue au jeu de l’oie version cabane ! Amusant, non seulement pour les gages loufoques qu’elle et ses enfants ont inventés, mais aussi parce qu’on y retrouve les points de repère de la région. Parfois encore, on discute tranquillement, pour ne pas déranger les dormeurs. Et peu importe si le lendemain on a programmé de se lever de bonne heure.

Ce soir, elle me parle du Népal, de la vallée du Mustang, sa préférée, de son engagement pour les enfants de cette région. Ici, c’est son Népal à elle. Et celui de ses hôtes aussi, qui jouissent de la même hospitalité. Nous évoquons ensuite un passé commun, même si on ne l’a pas vécu au même moment et qu’on ne se connaissait pas alors. Son visage laisse transparaître l’énergie qu’elle met dans tout ce qu’elle fait. Lumineux, labouré par le temps de la vie et celui des climats qu’elle a croisés, encadré par des cheveux noirs, retenus par un foulard qui rappelle le brin de coquetterie des femmes de nos monts d’autrefois. Ses yeux vous fixent pendant qu’elle parle : son regard balance constamment entre l’espièglerie et la sévérité. Et vous balancez avec !

Au centre d’une toile d’araignée
Cet endroit, c’est son repaire. Elle voltige entre la vallée, en bas, et cet alpage ; un bout de chemin à pied, un autre bout sur son « balai » rouge (et d’origine japonaise !) qui lui permet de foncer au village pour assurer l’approvisionnement. Ou sur son pick-up blanc, quand il faut descendre les ordures et remonter les fûts de bière, les bouteilles de vin et d’eau. Il faut exploiter au mieux les temps morts, quand les hôtes sont sur les sentiers, pour assurer la maintenance. Un saut chez le boucher, un autre chez le boulanger, un troisième dans un magasin d’alimentation pour ceci et ainsi de suite. C’est sa manière de concrétiser les effets du tourisme régional. On pourrait cartographier tout cela (encore un fantasme de géographe !) : il en sortirait une toile d’araignée, au centre de laquelle il y a cette cabane, habité par une sorcière qui voltige sur ses balais, d’un point à l’autre d’une toile dont les nœuds sont l’alpage qui lui offre le yaourt du petit déjeuner, le village qui lui fournit les légumes, le pain et la viande. Et deux ou trois points secrets qui produisent le fromage et les myrtilles pour ses tartes et desserts.

Il y a quelque chose de magique qui m’attire dans ces montagnes. Même quand elles se déchaînent sous la colère de la météo et se mettent à cracher, de toutes parts, des torrents d’eau et des tonnes de pierres et de boue, sous les hurlements d’un ciel nocturne illuminé par les éclairs. Comme cela fut le cas le premier week-end de septembre 2008, où l’un des sentiers menant à la cabane a littéralement disparu. Il n’y avait pas d’hôtes cette nuit-là : seulement elle et son ami. Elle a failli se faire évacuer (à pied, parce que les balais refusaient de s’envoler…), mais, comme le capitaine sur son navire, elle est restée. Non sans soucis, parce que même les sorcières peuvent avoir des frissons. Aujourd’hui, ses yeux brillent quand elle nous raconte comment son antre a résisté à la furie des éléments. Et son balai a déjà fait le ménage, car la vie d’une cabane doit continuer.

Ruggero Crivelli, professeur de géographie à l’université de Genève.

Un commentaire sur « Ruggero Crivelli »

  1. legiü e rilegiü, chesto articol-storia da stregh. In un moment particolar da l’an, quand la confüsion l’è granda e la vöia da ingagiam per la capanna la manca tüta, el ma fa un efèt particolar. E ta ringrazi per la bèla energia che ga trövi, chela che ma manca per bütam, per cominciaa. E per la quinta volta a ma büti amò con la me scoa e percori la val per rifornii che post lì che servis da rifugio a tanti viandant.
    Grazie !
    La strega

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