Jean Guibal (Coulisses)

Les coulisses de L’Alpe

Après quarante-trois numéros et plus de quatre mille pages, à défaut de prétendre dresser un véritable bilan critique, il est temps d’esquisser ce qui est déjà une histoire. Une histoire de « gens », d’abord. Est-ce un hasard si le premier numéro, paru en octobre 1998, avait pour titre « Gens de l’alpe », du nom de l’exposition inaugurée en parallèle au Musée dauphinois. C’est le regretté André Pitte qui est centre de cette petite communauté. Éditeur passionné, il nous disait déjà à la fin des années 1980 cette nécessité d’une revue sur les sociétés et le patrimoine alpins. Le modèle était bien sûr Le Chasse-marée (consacré au patrimoine maritime, aujourd’hui intégré aux éditions Glénat), mais aussi Milieux (sur le patrimoine industriel, chez Champ Vallon) ou encore Lithiques (la pierre dans tous ses états, chez Créaphis) aujourd’hui disparues.

Le musée accompagnait déjà une publication périodique, Le Monde alpin et rhodanien (MAR), née de la volonté de Charles Joisten dès 1973. Mais le nouveau projet était bien distinct, s’affirmant comme le volet grand public d’une indispensable publication érudite. Dix ans plus tard, force est de constater, non sans regret, que le MAR n’est plus une publication périodique mais une collection d’ouvrages éditée par le Musée dauphinois ; avec néanmoins une même mission de diffusion de la recherche, sous l’autorité scientifique du même comité de rédaction.

Autre moment de cette histoire, l’exposition transfrontalière L’homme et les Alpes (réalisée avec nos collègues suisses et italiens) accompagnée d’un ouvrage édité par André Pitte chez Glénat. Ce qui confortait la volonté de mettre en place un organe permanent, appuyé sur les réseaux alpins créés pour l’occasion. Une première tentative devait être risquée par un autre éditeur grenoblois (Michel Drapier, fondateur de Montagnes magazine) : L’Adret n’a pas dépassé l’état d’une maquette de couverture, d’un appel à contribution et d’un éditorial, mais a permis de mûrir un concept.

Jacques Glénat suivait ces essais, intéressé par la double piste du patrimoine et de la montagne. Mais il jugeait alors qu’il y avait trop de périodiques sur des thèmes proches, dont Alpes magazine (chez Milan) et Alpes loisirs (au Dauphiné libéré). En 1997, il reprend cependant ce projet. C’est lui qui choisit le format, la qualité du papier, le rabat de couverture et sa couleur métal (notre imprimeur, Les Deux-Ponts, recevra plusieurs prix pour la qualité de l’impression !), situant ainsi notre publication dans un autre registre que celui de la presse magazine et réhabilitant le concept de «  revue », entre livre et magazine.

Sur le fond, la proximité avec le Musée dauphinois, où s’installe l’équipe de rédaction, doit garantir une vision toujours problématique du patrimoine, loin des chromos et de la nostalgie. Avec un fort ancrage dans les débats contemporains sur le devenir des Alpes. Une partie de l’image du musée est transférée à L’Alpe, par le recours au même directeur artistique, Hervé Frumy, porteur d’une grande part de notre (relatif) succès.

Culturel, pluriel et transfrontalier
Deux ans après sa naissance, L’Alpe accueille une petite sœur italienne, portant le même nom mais paraissant deux fois par an seulement. Gherardo Priuli, qui dirige les éditions Priuli & Verlucca, près de Turin, porte le projet. Daniele Jalla, directeur des musées de cette ville, et Enrico Camanni, rédacteur en chef, nous ouvrent ainsi vers les problématiques transalpines, au travers des échanges d’articles entre les deux revues. De fait, chaque édition développe un projet autonome autour d’un thème commun. L’idée de trouver aussi un partenaire germanophone n’a pu en revanche être concrétisée jusqu’ici.

Autour d’André Pitte, l’équipe de rédaction, avec pour piliers Pascal Kober et Dominique Vulliamy, conduit le projet, s’identifie à lui, le porte jusque dans ses moindres inflexions. On ne dira jamais assez la chance que constitue pour notre publication la rencontre avec cette équipe ! À laquelle se joindront, au fil du temps, Audrey Passagia puis Daniel Léon. Tous vivront quelques moments forts, y compris l’aventure du Dictionnaire encyclopédique des Alpes (paru en 2006), œuvre voulue avec détermination par Jacques Glénat et dont l’achèvement eut été impossible sans le réseau et l’expérience accumulée avec L’Alpe.

Sous le pluriel accordé à la formule « Cultures et patrimoines de l’Europe alpine », qui veut résumer notre projet, se profile déjà la reconnaissance de la diversité culturelle du massif. Point de vision identitaire ! Tout au contraire, une mosaïque qu’il s’agit de donner à connaître pour éviter les généralités et les clichés. Seconde caractéristique, le recours systématique aux meilleurs spécialistes pour éclairer chaque thème. Il est rarement fait appel à des journalistes (à l’exception de quelques entretiens ou reportages d’actualité) ; les auteurs sont universitaires, chercheurs ou conservateurs, ce qui n’exclut pas les témoins, pour peu qu’ils soient dotés d’un regard bien affûté. C’est dans cet objectif d’une large diffusion du savoir érudit que se reconnaît la parenté de notre publication avec le projet d’un musée de société. Et ce qui donne à la rédaction toute sa compétence, tant elle est chargée d’accompagner des auteurs « savants » dans une démarche de médiation vers le large public, tâche quelquefois délicate.

Interroger les idées reçues
Il manque peut-être à notre revue, nous dit-on, une fonction de tribune, d’animateur du débat sur le devenir des Alpes. Si les questions sont posées, rares sont en effet les articles militants, la controverse ou les échanges vifs. Reste un regard particulier, propre à L’Alpe, que transmettent autant les textes qui interrogent les idées reçues, que l’iconographie, toujours décalée et évitant les représentations convenues qui fleurissent dans toutes les publications de montagne. En cela encore, utilisant les très riches fonds iconographiques des musées, des archives ou des bibliothèques, L’Alpe développe un regard original sur le patrimoine et porte un projet culturel nouveau, envié par bien des institutions patrimoniales.

Le concept doit demeurer fécond, si l’on en juge par les parutions du même genre qui apparaissent : Glénat a repris Le Chasse-marée avant de refonder La GéoGraphie, sur les bases d’une revue plus que centenaire appartenant à la Société française de géographie ; Milan vient de faire paraître Pyrénées-histoire ; tandis que plusieurs collectivités publiques se sont dotées de revues culturelles de haute tenue (Cinquante-sept pour la Moselle, Le Festin pour la Région Aquitaine, 303 pour les Pays de la Loire, 4810 pour la Région Rhône-Alpes). On veut donc croire que la surproduction des magazines trouvera une issue dans l’édition de revues « de contenu ».

Il n’en reste pas moins que le projet est difficile à conduire, que l’équilibre financier n’est pas assuré. Quelques milliers d’abonnés fidèles et d’acheteurs au numéro, en kiosque ou en librairie, ne suffisent pas à rassurer l’éditeur. Lequel est engagé personnellement dans la vie de L’Alpe, la porte à bout de bras, aidé néanmoins par la Région Rhône-Alpes et le conseil général de l’Isère, dont relève le Musée dauphinois.

« Les Alpes comme terre humaine ; dans leur longue histoire, leur déploiement européen et leur devenir. Tel est le propos de L’Alpe  » écrivions-nous dans le premier éditorial, il y a dix ans… L’équipe de rédaction a la faiblesse de croire ce projet toujours valide. Et les lecteurs ?

Jean Guibal, directeur de la culture et du patrimoine du conseil général de l’Isère, directeur éditorial de L’Alpe.

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