Jean-Loup Fontana

Crétin des Alpes, le retour

C’était voici deux lustres, dans les toutes premières pages de L’Alpe. Daniele Jalla y affirmait la mort du crétin des Alpes. À l’en croire, le rôle primordial de l’émigration temporaire exigeait, pour les populations montagnardes, une bonne maîtrise des techniques de lecture, d’écriture et de calcul. Niveau d’instruction élevé évidemment incompatible avec l’arriération intellectuelle et la dégénérescence physique, caractéristiques du crétinisme si souvent décrit dans les relations de voyage.

La thèse ne manque pas de séduire. Mais, inéluctable conséquence, elle supprime du paysage alpin l’une de ses plus pittoresques figures. L’extinction du crétin, c’est le tarissement d’une source généreuse en frémissements d’émotion convenue et en tressaillements d’angoisse voluptueuse. C’est aussi la perte d’un précieux filon pour les photographes-éditeurs, les voyageurs-moralistes et les chroniqueurs du sensationnel. Avec la complicité de la revue, l’auteur scellait la fin du Cretinus alpinus simplex sans mesurer toutes les conséquences de son propos.

Disons-le tout net : à qui vient visiter les Alpes, il est déjà difficile d’entrevoir un chamois ou de croiser un bouquetin… Si même le crétin de village ne peut se rencontrer, rien ne justifie plus le voyage. Aussi ai-je voulu réagir et procéder sans attendre à la réintroduction du crétin, payant au besoin de ma personne.

Accompagné d’une épouse convaincue et fort du soutien d’amis savoyards accueillants, je me suis lancé dans l’aventure. Le chalet de nos hôtes, en lisière d’un hameau, est une solide bâtisse de pierre intérieurement habillée de bois. Un lieu où se ressent la vérité d’une culture alpine. Il y a le soleil qui étire sa course d’une crête à l’autre, jouant de toutes les lumières des heures. Il y a la nuit avec le glacier, 2 000 mètres plus haut, qui semble renvoyer les étincelles de la voûte céleste dans l’absolu silence de la montagne endormie. Il y a les mauvais jours avec l’écho mille fois résonnant de la foudre et les nuages en haillons courant sur des pentes que le vent fouette des giclées d’une pluie glaciale.

Au cœur de tout cela, il y a cette maison de lourds blocs et de pesantes dalles. Plus qu’un simple abri, c’est un défi que la fragilité de l’homme lance à la brutalité de la montagne. Le chant de la cascade pour le café du matin, le parfum du pavé de grebon qui chauffe la soupe du soir, la douce lumière de la lampe à pétrole animent un décor que composent les lits élevés sur les coffres où naguère habitaient les brebis, dont la toison épongeait l’humidité dégagée par les vaches assurant le chauffage de la pièce. Qui saura dire les trésors d’intelligence, de patience, d’ingéniosité et de persévérance déployés par tant de générations attachées à domestiquer ces lieux ? Ma petitesse ne se mesure pas à l’élévation des cimes ni à l’arrogance des glaciers. Elle se confronte à l’obstination des femmes et des hommes qui ont façonné ce territoire, accrochant leurs existences là où il n’est pas certain que les outils de la modernité assureraient la mienne.

Le tourisme cache le fascisme
Au retour d’une promenade, en travers des alpages et au fil des torrents, je pensais à tous ces inconnus définitivement anonymes. Un de nos voisins achevait de faucher sa prairie. Nous échangions quelques mots tandis que ma compagne prélevait sur le talus de longues hampes fleuries pour égayer notre logis, au détriment de la nourriture hivernale des bêtes. Mais la Providence veillait… Une fillette, avant-garde d’une famille de marcheurs, surgit et nous interpella : « Vous ne savez pas qu’il est interdit de cueillir des fleurs dans la montagne ? » Le crime n’étant pas niable, nous ne pouvions que bredouiller de piètres excuses invoquant notre ignorance du règlement et la modestie du désastre. Tandis que notre agriculteur, à grandes lancées de faux, poursuivait son saccage floral, la famille défilait, nous submergeant de son mépris. Le regard de la demoiselle était lourd de menaces pour le jour où elle hériterait de ses aînés la mission de gardienne du sanctuaire alpestre. Quant à moi, j’étais aux anges. Des citadins éclairés nous avaient rappelés à l’ordre : dans l’alpe, la nature est sacrée et l’on n’y touche pas !

Le lendemain nous réservait une plus curieuse surprise. Après une belle montée dans un sous-bois de frênes et de sapins, nous avions débouché sur un petit plateau agrémenté d’un lac frangé de roches polies par d’antiques glaciers. Comme souvent, sur ces vastes dalles, les bergers d’antan avaient gravé un nom, une date, un signe… Non sans émotion, je déchiffrais ces patronymes toujours présents dans la vallée. En face de nous une modeste chapelle, au centre d’une esplanade engazonnée, site d’un pèlerinage toujours suivi. Difficile de rester insensible à ces traces, ténues mais ineffaçables, d’une longue présence humaine en des lieux aussi superbes que difficiles d’accès.

Un troupeau de brebis paissait alentour. Le berger nous avait repérés, bientôt nous étions en conversation. Naïvement, nous nous pensions en présence d’un actuel représentant de ces coureurs d’alpages que tout évoquait dans les parages. Quelle heureuse surprise nous ménageait son discours ! Il en ressortait que nous étions dupés, que l’élevage en montagne n’était qu’une activité artificiellement maintenue par des subventions bruxelloises, que le seul profit était l’agrément des touristes dont il faut se méfier car « le tourisme est un fruit du capitalisme lequel cache toujours le fascisme ». Lui-même, originaire d’une cité des Pyrénées, n’était d’ailleurs ici que pour fuir un monde sans passé ni avenir. C’était dur à entendre pour les inoffensifs crétins que nous avions choisi d’être. Mais cette rude pédagogie nous encourageait à poursuivre l’œuvre engagée.

Restez donc sur la Côte d’Azur !
Notre balade suivante nous avait conduits dans une vallée écartée que nous avions gagnée en voiture. Nos pas nous avaient mené à toucher le glacier, nous amusant au passage du jeu des marmottons, nous délectant de l’irisation des cascades et nous absorbant dans la grandeur des paysages. De retour au hameau, le surgissement, bien paisible au demeurant, de notre véhicule (immatriculé en 06, il faut le préciser) provoqua un mouvement d’effroi dans une famille de promeneurs. Le père me gratifia d’une apostrophe aussi courte que définitive : «  Mais restez donc sur la Côte d’Azur ! »

C’était un homme de théâtre assurément, car dans ces quelques mots et l’intonation qu’il leur avait donnée, il résumait toute son analyse de la situation. Ma voiture et son immatriculation symbolisaient une région honnie, terre de perdition que tout oppose à la pureté des origines dont les Alpes sont le réceptacle. Par une sorte de condescendance désespérée, il me signifiait que je n’étais pas ici à ma place, que rien, jamais, ne me permettrait d’y être et qu’il me convenait de retourner à l’enfer pour n’en plus sortir. Je n’étais qu’un intrus irrécupérable dans un domaine réservé à quelques élus, dont lui-même et ses semblables.

J’aurais pu lui faire observer que, sur cette route, la circulation n’était pas interdite, comme il semblait le croire, mais réglementée, comme le montrait l’autorisation municipale que j’affichais. J’aurais pu lui indiquer que cette réglementation visait à faciliter les transports agricoles et non à privilégier les marcheurs sur goudron. J’aurais pu lui rappeler que 06 ne désigne pas la Côte d’Azur, appellation touristique, mais les Alpes-Maritimes, l’un des six départements alpins de l’hexagone. J’aurais pu dire bien des choses encore… Sans probablement réussir à le convaincre que j’étais autre chose qu’un indécrottable massacreur du paradis alpin dont lui, qui en connaissait toute la délicate subtilité, s’affirmait un vigilant protecteur.

Il ne me restait qu’à dissimuler ma voiture derrière un épais rideau d’orties et à me satisfaire du devoir accompli. Venir à la rencontre programmée du crétin et tenter, sans grand espoir, de l’éduquer continuent d’être de solides motivations pour certains visiteurs des Alpes. J’avais donné satisfaction à quelques-uns. Mon seul regret, finalement, tient à ce qu’ils n’aient pas fait preuve de l’humour d’un Rodolphe Toepffer ou d’un Gustave Doré…

Jean-Loup Fontana, conservateur départemental du patrimoine au conseil général des Alpes-Maritimes.

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