Jean-Pierre Mohen

Alpes et pétroglyphes, la montagne inspirée

De nombreux auteurs ont révélé la richesse du massif alpin occidental, essentiellement pour les figures piquetées, parfois gravées et peut-être aussi peintes, le plus souvent sur des sites célèbres, comme le mont Bégo près de Tende (Alpes-Maritimes), le Val Camonica près de Brescia en Lombardie (Italie), le Petit-Chasseur près de Sion en Valais (Suisse) ou Saint-Martin-de-Corléans en Vallée d’Aoste (Italie).

Toutes ces représentations anthropomorphes, zoomorphes ou symboliques, sont multiples et se comptent parfois par milliers. À la consultation de leurs corpus, apparaît l’extrême variété des expressions, même si des formes ont tendance à se stéréotyper localement sur des périodes limitées. Nous ne voulons pas isoler ici telle ou telle concentration, telles stèles anthropomorphes liées à des rites funéraires en caveau mégalithique souvent remanié comme à Sion ou à Saint-Martin-de-Corléans, mais signaler aussi des formes plus discrètes en apparence, résultant d’interventions multiples comme les séries de cupules ou de sigles bovins, et jusqu’aux spectaculaires et surprenants bateaux gravés du Bégo  !

Il existe des géographies de ces signes et de vastes organisations, en général peu évidentes au départ, apparaissent progressivement. En voici quelques exemples. Au-delà des cartes planes classiques, les projections minutieuses des relevés tiennent compte de la topographie des impressionnants massifs centraux aux pentes raides ou des éboulis de gros blocs. Pour leur part, les effets du soleil matinal à l’époque des solstices et les passages sombres des nuages d’orage en fin d’après-midi d’été amplifient la force de telle ou telle position centrale ou limitrophe des pétroglyphes alpins (gravures sur pierre). Ils ne sont jamais inertes, mais vivent avec les nuances changeantes de leur environnement.

Les grands animaux paléolithiques, comme ceux piquetés et gravés de Coa au Portugal, semblent peu représentés dans les Alpes occidentales hormis ceux du Val Camonica. Les rigueurs du climat de cette époque dite «  glaciaire  » sont-elles responsables de cette rareté bien que de nombreuses traces d’habitats et de campements, récemment fouillés, indiquent la colonisation progressive des pentes les plus raides et les plus élevées ?

La fonction monumentale des stèles
Dans le domaine alpin au sens large, l’une des premières manifestations importantes des messages dessinés se reconnaît sur des pierres dressées (parfois appelées «  statues-stèles  ») et alignées à Yverdon, à Lutry-la-Possession et à Sion-Collines, en Suisse. Les menhirs, dont certains remontent à 5 000 ans avant notre ère, évoquent des silhouettes de personnages (au moins quatorze à Lutry), avec parfois des images dessinées de pendeloques et de haches polies qui s’échangent alors à travers toute l’Europe, les haches alpines étant plutôt en éclogite, les vosgiennes en pélite-quartz et les bretonnes en dolérite. Ces menhirs sont parfois brisés (volontairement ?) et les fragments sont utilisés dans la construction de nouveaux dolmens, peut-être aussi réintégrés rituellement dans une structure funéraire.

Le site du Petit-Chasseur a permis de retrouver de grands fragments de ces stèles richement ornées, qui représentent notamment des vêtements ornés de motifs géométriques et des armes comme des poignards ou des arcs. La nécropole de Saint-Martin-de-Corléans, également aménagée à partir de fragments assez proches des précédents, montre un homme avec une hache emmanchée. La fonction «  monumentale  » de ces stèles, d’après l’expression de l’archéologue Geoffroy de Saulieu, se voit quand elle est exposée en totalité, et elle devient «  discrète  » dans le cas de fragments non ornés, intégrés à la structure des tombes dolméniques.

La tradition des stèles se poursuit au début de l’âge du bronze sur des dalles approximativement rectangulaires aux bords non polis, et montrant des dessins de poignard et de ceinture à Lagundo et à Tötschling (nord-est de l’Italie), avec en plus trois haches et un motif en double U, probable indication de la tête. Ces stèles sont parfois reprises plusieurs fois, et le style des motifs permet d’identifier les périodes d’intervention. Ainsi la face A de la stèle de Borno 1 près de Brescia, où les archéologues ont déterminé trois grandes phases de piquetage, datées de l’âge du cuivre. La première serait représentée par un double cercle en position latérale d’où pendent quatre lignes verticales. La seconde comporte le même motif agrandi, à triple trait, associé aux poignards de type de Remedello (Lombardie), mais aussi le collier, les pendeloques à double spirale, la figure à damier et les animaux à cornes courbes, chèvres ou bouquetins. La troisième phase introduit un cercle pointé dans la partie supérieure et des personnages stylisés.

L’attitude de piqueter des motifs souvent très symboliques sur une paroi de la montagne, ou sur une vaste roche plane plus ou moins inclinée, n’est pas si «  discrète  », du moins pour ceux qui accumulaient les motifs souvent très serrés les uns contre les autres, parfois même superposés. Ces grandes surfaces peuvent être densément remplies de manière sans doute aléatoire, comme le panneau des Oullas à Saint-Paul-sur-Ubaye (Alpes-de-Haute-Provence)  : un grand personnage masculin piqueté étend les bras et les jambes dont les pieds entament un motif peint plus ancien (néolithique ?) formé de cinq arborescences  ; un autre petit personnage daté de l’âge du fer brandit un javelot  ; deux poignards de type de Remedello sont de l’âge du cuivre.

De nombreuses gravures fines forment des lettres plus lisibles. Dans le Val d’Aoste, des haches et des cercles sont piquetés dans l’abri de la Barma et sur la paroi verticale de Montjovet-Chenal. Dans le massif du mont Bégo, au nord de Nice, de nombreuses roches de Fontanalbe, un ensemble important de ce complexe, se caractérisent par des détails particuliers finement piquetés du «  corniforme  » vu d’en haut, avec des cornes arquées filiformes, une tête étroite par rapport à un corps rectangulaire et l’indication d’une queue.

Dans la vallée des Merveilles, dans un autre secteur du mont Bégo, les corniformes n’ont jamais de «  queue  » et les corps se confondent avec la tête aux cornes souvent anguleuses. Ces formes stylisées peuvent s’opposer par les cornes comme pour évoquer des combats de taureaux. Les auteurs ont parfois rapproché la stylisation du taureau de cette zone avec celle de l’anthropomorphe au corps filiforme avec les membres arqués ou anguleux en U.

Des bateaux au cœur de la vallée des Merveilles  !
Comment expliquer ces différences de graphisme des pétroglyphes rattachées à des zones précises ? Faut-il faire intervenir des groupes contemporains mais de villages différents  ? Ou des déplacements de populations, avec des différences chronologiques au sein d’un même âge du bronze ancien  ? Cette variété d’expression n’est-elle pas typique aussi de l’identité culturelle de chaque vallée alpine  ? La roche dite «  du chef de tribu  » à l’entrée du secteur des Merveilles, avec son anthropomorphe à poignard planté dans la tête, est un bel exemple de la force complexe combinant des thèmes typiques de ce secteur.

L’ensemble du mont Bégo fait l’objet d’un corpus systématique informatisé de quarante mille figures piquetées dans la montagne sur des dalles ou sur le substrat entre 2 500 et 2 000 mètres d’altitude, c’est-à-dire dans une zone enneigée sauf l’été. Les premiers volumes d’une vaste monographie de ces sites datés de l’âge du cuivre et du début de l’âge du bronze, réalisés par le préhistorien français Henry de Lumley, sont en cours de publication. Parmi les dessins relevés, les archéologues ont découvert un ensemble récent représentant des bateaux  ! Il s’agit de gravures représentant avec un certain réalisme des embarcations historiques. Nous sommes proches de la Méditerranée, et selon l’hypothèse, ces dessins représentent des ex-voto comme on les trouve en maquettes dans les églises, dessinés sur les rochers et offerts par des marins soit en guise de bénédiction de nouveaux bateaux, soit en remerciement d’un sauvetage, soit en souvenir d’un naufrage.

D’autres ensembles concentrés en bordure méridionale du massif alpin, autour du Val Camonica entre 200 et 500 m d’altitude, représentant trois cent mille dessins. Cette estimation peut probablement s’accroître à la suite de découvertes incessantes, résultats des prospections de chercheurs dont ceux du centre camunien d’études préhistoriques de Capo di Ponte, dirigé par Emmanuel Anati qui, en trente ans, a édité plusieurs monographies et études sur ces sites.

En 1995, la découverte en territoire italien d’Ötzi, «  la momie des glaces  », non loin de la frontière autrichienne à 3 200 mètres d’altitude lors de la fonte d’un glacier au sud de Similaun, a été une révélation. Suite à de multiples études faites en particulier à l’université d’Innsbruck puis au musée de Bolzano, on a trouvé dix ans après la découverte qu’Ötzi était mort assassiné d’une flèche à pointe en silex fichée derrière l’une de ses omoplates. Les vêtements, les armes et les outils, les restes de nourriture trouvés dans l’estomac ou les pollens recueillis dans certains de ses vêtements ont permis de déterminer l’origine italienne du personnage, la région du Val Venosta à une vingtaine de kilomètres de Similaun.

Dans cette région, des stèles représentant des personnages sont contemporaines ou peu postérieures à la momie des glaces, datée de la fin du IVe millénaire avant notre ère. Une particularité iconographique a été reconnue sur le corps, celle des tatouages appliqués par un médecin dans le dos et à l’arrière des jambes et des poignets  : il s’agit de traits verticaux de couleur sombre obtenus par piquetage à l’aide d’une alène. Ces motifs abstraits, censés soulager, pense-t-on, les douleurs ressenties au niveau des articulations, sont un bel exemple du sens que peuvent avoir des signes considérés aujourd’hui comme insignifiants en dehors de leur contexte précis. C’est peut-être le cas pour d’autres motifs, des nombreuses cupules, parfois rassemblées en «  nuages  » sur les dalles aux motifs piquetés.

Une grandiose relation graphique entre hommes et cimes
Dans le Val Camonica, des rochers aux bords non régularisés reçoivent des motifs qui se combinent pour former des compositions monumentales qui identifient un personnage, comme sur les statues-menhirs. La roche de Bagnolo 2 montre de haut en bas un cercle à multiples rayons représentant la tête qui surmonte un grand collier avec un pendentif en double spirale sur le côté, deux haches et deux poignards, et sur le bord des chiens ou des loups, enfin dans la partie inférieure un homme dirigeant son araire tirée par deux bovinés. La composition monumentale de Cemmo 2 présente le même «  soleil  », la tête d’un personnage avec à sa droite deux haches emmanchées surmontant deux poignards, mais noyés par une foule de petits personnages schématiques et d’animaux parmi lesquels on reconnaît de nombreux bouquetins (ou des chèvres), des quadrupèdes sans cornes et même deux bovinés attelés à un chariot à quatre roues. Nombre de ces compositions datent de l’âge du cuivre. D’autres roches sont datées de l’âge du bronze, comme celle de Naquane avec ses personnages schématiques aux bras levés.

Plus tard, à l’âge du fer, les figures de guerriers se multiplient, parfois à cheval, mais l’un des aspects les plus originaux est l’appréhension de l’espace comme le montre le célèbre plan piqueté avec ses maisons, ses champs, ses chemins et ses canaux de la grande roche (quatre mètres sur deux) de Bedolina sur le plateau dominant Capo di Ponte. À Luine, à proximité d’un poignard de l’âge de cuivre, est inscrit le mot romain «  mucro  », qui désigne justement le poignard  ! Cela signifie-t-il que les dessins anciens étaient vus et remarqués par les Romains, mais avec quel regard  ? Les noms inscrits, d’époque médiévale ou récente, sont personnels et n’expriment plus ce que les dessins transmettaient, de mythe ou de grandeur sociale.

Que l’on pense à ces milliers de messages piquetés ou gravés découverts sur des stèles ou des rochers répertoriés dans les Alpes occidentales, surtout à partir de la fin du Néolithique et pendant les âges des métaux jusqu’aux époques historiques, avec des thèmes variés d’une vallée à l’autre, d’une époque à l’autre, et l’on ressent cette ferveur du dialogue entre les anciens alpins et leur montagne. Quelle chance que ces ancêtres aient eu la liberté d’exprimer de cette façon leurs sentiments, leurs cultes, leurs présences toujours vivantes dans des milieux qui suscitent cette ferveur  ! Les Alpes provoquent ainsi, aujourd’hui, une intimité profonde et inspirée pour tous ceux qui, attentifs, perçoivent cette grandiose relation graphique entre les hommes et les cimes.

Jean-Pierre Mohen, directeur de la rénovation du musée de l’Homme, à Paris.

Un commentaire sur « Jean-Pierre Mohen »

  1. Très beau texte de synthèse ! Nous sommes loin de Bornéo, mais finalement assez proches dans le probable sens caché de ces expressions rupestres, que nous avons essayé de rendre dans la toute récente publication « Bornéo La mémoire des grottes » décrite sur notre site.
    Avec mon très amical souvenir et mes meilleurs voeux.
    Jean-Michel Chazine

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