Alain Arvin-Bérod

La cité d’Auguste

Quand le Rhône se coude aux confins de l’Isère, de la Savoie et de l’Ain, entre Guiers, Bièvre et Lones, vous êtes en Dauphiné, terre de frontières propices aux guerres et aux épopées de nos ancêtres, les Gaulois bien sûr ! Une bourgade gallo-romaine appelée Aoste, du nom de l’empereur Auguste, est née ici en l’an 15 avant Jésus-Christ. Carrefour en bord de fleuve et des axes reliant Vienne à l’Italie et au plateau suisse, la cité doit sa postérité aux potiers, avant l’installation des pattiers, ces récupérateurs et réutilisateurs des déchets issus de la soierie lyonnaise. Mais si les tourbières des marais couvrant la plaine d’Aoste à Morestel se sont laissé gagner par la publicité du jambon emprunté à sa sœur jumelle transalpine, la terre des Outards, ses habitants, a su garder quelque secret. Il ne faut jamais désespérer du passé. Oublié ou méprisé, il revient un beau soir vous visiter sans autres formalités, tout simplement parce que L’Alpe a décidé de fêter ses dix ans !

La petite histoire que je vais vous narrer ici n’est ni fictive ni rêvée et toute ressemblance avec des personnages réels n’est ni fortuite ni accidentelle. Elle s’est passée là où il y a quelques siècles les Romains sont venus, ont vaincu et ont vu, laissant en héritage casques, amphores et jarres, monnaies et autres trésors que nous ramassions à la pelle dans les jardins de nos parents avant de les donner religieusement à l’instituteur. Plus gaillarde que la légende de nos Allobroges d’antan, celle du contrebandier Louis Mandrin dit « belle humeur », bandit au grand cœur ou brigand sans honneur, berçait notre enfance non loin des grottes de la Balme, refuge du manant. Le bruit a toujours couru qu’il se serait même caché à Aoste. Dans un pétrin, c’est tout dire…

Mais si les temps lointains nourrissent complaintes et autres calembours, ceux de notre génération d’après guerre se souviennent des gens de labour, courageux aux champs et étrangers aux honneurs : des augustes héroïques, en quelque sorte, tant ils préféraient le silence aux mots d’abondance. Un en particulier demeure cher à mon cœur car il fut tout à la fois mon oncle et mon père d’adoption. L’homme s’appelait précisément Auguste, meunier de son état, un tantinet braconnier, ayant préféré le moulin des ancêtres au prestige du paraître, laissant à son frère aîné le soin de jouer le rôle de maire durant quelques décennies. En réalité, sous les traits d’Auguste se cachait un résistant de la première heure.

En 1942, dès l’arrivée des troupes allemandes dans la région, à Romagnieu d’abord où croyaient se réfugier les couards, puis à Aoste, toutes deux situées en « zone nono » c’est-à-dire non occupée, Auguste comprit très vite que l’opération Attila, ainsi dénommée par les nazis, ne laisserait plus repousser la liberté sur leur chemin. Rien ne prédisposait ce brillant élève des frères maristes à Lyon, né au sein d’une famille de notables, à devenir un acteur de l’ombre d’une libération inespérée par la majorité des Français.

Le bon grain et l’ivraie
Quelques jours après l’occupation du pays par l’ennemi, Auguste Blanc Joli-Coeur avait le sien serrér au son des bottes approchant de son foyer… À peine Rose Marie, son épouse, eut-elle ouvert la porte que l’officier en kaki pénétrait dans la salle à manger pour éteindre le poste de TSF branché sur Radio Londres… Le Germain en question était un vrai cousin. En réalité la Wehrmacht, l’armée allemande, comptait dans ses rangs des Autrichiens, et nombre de ces Tyroliens étaient peu désireux de prolonger en France l’Anschluss par lequel Hitler avait annexé leur pays. Ce geste solidaire et inimaginable sauva le tonton de l’arrestation.

La leçon fut vite apprise par Auguste, gaulliste de marbre, qui redoubla de prudence sans pour autant calmer sa ferveur en résistance. Ainsi, ayant quelque influence dans la communauté outarde, il enjoignit son voisin de veiller au courrier déposé dans son établissement. L’homme était en effet le receveur des PTT et il reçut la ferme injonction de sélectionner les lettres destinées à la Gestapo… pour lecture préalable avant envoi. Tard dans la nuit, les missives étaient alors décachetées et lues par les deux compères abasourdis. Leur contenu donnait en effet des sueurs froides. Des accusations de jalousie, des propos calomnieux et quelques délations imaginaires exhalaient des odeurs de soufre. Aussi, les premières hésitations du fonctionnaire se calcinèrent dès la première séance. Et l’imprimatur suivit le même chemin dans le poêle du postier. Souvent, me suis-je dit depuis, le tempérament un rien taciturne de mon oncle le devait peut être à ces séances occultes où la honte dispute à la haine la préférence. Mais jamais Auguste n’eut un seul mot ou une seule allusion pour ces limons d’écriture et leurs auteurs. Il est vrai qu’un meunier sait choisir le bon grain de l’ivraie…

Dans ce domaine précisément, la tâche s’avèrera autrement plus compliquée pour notre minotier récalcitrant enjoint par les occupants nazis de faire tourner son moulin à leurs fins. Impossible de refuser sous peine de représailles. Que faire si ce n’est prendre l’habit de l’obligé pour mieux résister ? Ainsi le bruit assourdissant des plansichters (un mot allemand !) s’agitant en tous sens pour tamiser la farine se mit très vite à résonner aussi la nuit au moulin de la Clayette pour alimenter la résistance. La double distribution des sacs de farine à l’armée allemande et à la Résistance rendit la tâche du chauffeur de mon oncle plus périlleuse face aux contrôles des deux ennemis… La solution d’Auguste fut simple : « Tu places ton laisser-passer de la Gestapo dans la poche gauche de ton bleu et celui de la Résistance dans la droite et quand tu changes de bleu tu vérifies, toi seul, et tu ne te trompes pas sinon nous sommes tous refaits ! » Heureusement le chauffeur ne fit jamais l’erreur et la duplicité d’Auguste ne fut pas démasquée.

Ne jamais oublier
À la Libération, dans la débandade des occupants, un fermier ami lui demanda son fusil de chasse pour arrêter un soldat allemand en fuite dans les marais. Après l’avoir ramené sous la menace de l’arme, le fermier s’entendit questionner : « Qu’aurais tu fait s’il s’était échappé ? »
– Pardi j’aurais tiré sans hésiter !
– Que tu dis ! Tu ne m’as même pas demandé si mon fusil était chargé et il ne l’était pas, heureusement que la guerre est finie !… »
Le comité local de la résistance proposa tout naturellement à Auguste de devenir le maire de la cité. Il déclina cette offre dont Daniel, son aîné, rêvait depuis toujours et qu’il obtint selon le souhait du minotier. La guerre s’est achevée, Auguste a repris le chemin du moulin, de son jardin et de l’Étoile sportive d’Aoste qu’il présidait.

En 1949, un enfant de cinq ans, son neveu, est arrivé de Mexico avec sa mère pour tout bagage. Entre les poules et les lapins dans la cour, la découverte de la rivière avec ses truites et ses écrevisses, avant la chasse dans les marais avec le cousin Joseph, le suivi du Tour de France à Briançon avec Fonfon pour le troisième exploit de Louison Bobet, mon univers faisait un nid douillet. Très impressionné au début par cet homme secret et trop effacé à mon goût, j’ai appris à connaître Auguste au travers de l’histoire de la Résistance et du devoir de mémoire qu’il m’a enseigné sans jamais asséner des vérités toutes faites.

Auguste m’a éduqué dans ce culte de la liberté et de la dignité quels qu’en soient les dangers. Ainsi chaque année il m’emmenait dans sa Citroën Traction 11 chevaux jusqu’à Saint-Didier, puis nous passions le Rhône sur le Pont de Cordon pour entrer dans les terres de l’Ain à quelques encablures, jusqu’à une maison oubliée sur le flanc d’un coteau : « Souviens-toi mon garçon, ici ont été accueillis des enfants juifs par Sabine et Miron Zlatin, dénoncés par des collabos. Il ne faudra jamais oublier, tu entends ! » Izieu n’était pas encore devenu le mémorial des enfants déportés par Klaus Barbie mais les paroles reçues dans l’enfance vous habitent à tout âge, comme celles de ce soir de 1953 où Auguste me demanda de faire ma prière quotidienne en hommage au « petit père des peuples » Joseph Staline ! « Car tu sais, si les Américains sont enfin arrivés pour nous libérer c’est parce que l’Armée rouge a résisté à Hitler et avancé en Europe, ne l’oublie jamais.  »

L’arrivée quelques années plus tard du général de Gaulle n’a pas réveillé les fantômes du passé et la réconciliation avec le peuple allemand a été vécue comme l’entrée dans une nouvelle ère symbolisée par l’alliance entre de Gaulle et Adenauer, alors chancelier de la République fédérale d’Allemagne. Mais les temps avaient changé et Auguste l’apprit un peu à ses dépens en 1968, avec un neveu improvisé « gaullo-gauchiste » selon l’heureuse formule de Maurice Clavel. N’est pas Auguste en sa cité le premier César venu, aurait dit un Gaulois au pays des Francs…

Alain Arvin-Bérod, philosophe et écrivain.

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