La montagne première

Longtemps, chaque fois que je revenais au village, je ne manquais pas d’aller voir les Broisins, les Broisins du haut, ceux dont la ferme est au sommet des coteaux juste à l’orée des bois. Je rendais aussi visite au père Valet, celui de la route des Gallinons au-dessus de l’église. Avec les Broisins, après les inévitables nouvelles de nos familles, j’évoquais le souvenir de leur fils Alphonse avec qui, enfant, j’avais «  gardé les vaches  », l’été sur l’alpage de notre montagne. Grâce à eux, je m’étais forgé quelques souvenirs déclencheurs qui n’ont jamais cessé de faire remonter en moi de grandes bouffées d’enfance  : la souplesse sous le pied du gazon d’alpage, l’odeur de l’étable, le son des sonnailles à travers les espaces d’altitude, la fuite vertigineuse des pentes vers la vallée lointaine et, à hauteur de regard, la présence fidèle et patiente des montagnes environnantes qui m’attendaient pour de futures explorations.

La famille Valet était celle chez qui, à une époque, nous allions chercher notre lait pendant les vacances d’été. Les séjours en alpage avec Alphonse étaient loin. J’avais grandi et j’avais eu l’occasion de participer à un stage d’alpinisme dans le massif du Mont-Blanc, que j’avais si souvent eu l’occasion d’apercevoir du chalet d’alpage des Broisins. J’en étais revenu avec un nouveau regard sur les montagnes. Le sentier que, chaque été, nous suivions en famille pour notre pèlerinage au sommet de notre montagne, n’était plus qu’une voie normale trop facile. Et je rêvais d’un itinéraire plus direct qui nous permettrait de franchir les à-pics du versant sud.

Mes frères et moi avons d’abord trouvé un couloir herbeux encombré d’arbustes qui nous a menés droit sous la croix, mille mètres au-dessus de la maison de famille. Mais ce couloir évitait la barre rocheuse centrale. L’été suivant, avec ma sœur Églantine, munis d’une corde, de quelques sangles et de mousquetons, nous avons pu gravir la belle rampe herbeuse très raide qui raye le centre de la barre. La «  première  » fut immortalisée en gravant nos noms et celui de la voie, L’écharpe verte, sur la tôle du toit du chalet des Broisins.

Tout à coup, le sentier est là
J’en parlai au père Valet. Je crois qu’il n’a pas bien réalisé où nous étions passés. Mais il m’a parlé d’un autre itinéraire en versant sud de la montagne. «  Vous vous souvenez de ce que je vous ai raconté sur Alphonse quand lui et ses frères fauchaient tout le grand pré pentu, là-haut sous leur chalet. Quand le foin était sec, ils coupaient des vernes, ils les couchaient sur la pente, ils mettaient le foin dessus. Après, ils rassemblaient les extrémités des branches, ils les attachaient, et ils partaient droit dans la pente comme ils font en Autriche avec ce qu’ils appellent des schlittes (ndlr  : traîneaux légers). Comme ça, ils descendaient tout le grand couloir sous le chalet. Ça les amenait directement à leur ferme du haut du village. Dans le couloir, à des moments, ça allait vite. Mais la charge de foin les poussait, et il fallait juste garder l’équilibre.  »
– Mais c’est un chemin de descente, ça, non  ?
– Oui, bien sûr  ! Le chemin dont je voulais vous parler, il est juste à côté. Quand les Broisins voulaient monter à leur chalet, tout là-haut, ils ne prenaient pas le chemin que prennent les gens, celui qui passe par les rochers du Pertus, les chalets de Chez-Béroux et les granges de Bovère. Ils montaient directement en suivant une côte boisée juste à droite du grand couloir. Le sentier est aujourd’hui à moitié effacé, mais il y est encore. On l’appelait le chemin de la Pierre-Détailla car il passe par un grand rocher que la foudre a fendu en deux.  »

Le père Valet m’a emmené dans la cour de sa ferme et m’a montré le grand couloir que l’on devinait à droite des rochers de la face sud. «  Regardez bien, m’a-t-il dit. À droite, à mi-hauteur, on voit un replat dans le bois. Et au-dessus des arbres, on voit poindre le sommet de la Pierre.  » J’ai vu la Pierre-Détailla, et je me suis dit qu’il me faudrait trouver le chemin qui y menait.

«  Le chemin, il part juste en bas du grand pré sous le chalet, en descendant, à gauche  », avait ajouté le père Valet. Il se référait à un temps déjà ancien, et le paysage avait un peu changé. Les cerisiers sauvages avaient envahi le bas du pré. Il m’a fallu imaginer où était l’extrémité de la pente herbeuse à l’époque, tourner un peu dans les ravins sous les fayards au sommet du grand couloir, puis tout à coup, le sentier a été là. Par endroits, il disparaissait sous les feuilles mortes ou les herbes. Mais il suffisait de laisser les pieds le sentir pour ne pas le perdre. Et j’ai fini par arriver à la Pierre-Détailla. Je l’ai escaladée, j’ai émergé au-dessus des arbres qui me cachaient la vallée, et j’ai vu mes montagnes comme je ne les avais jamais vues. J’ai compris qu’avec la Pierre-Détailla, s’achevait l’exploration de ma hausberg, la montagne au-dessus de la maison d’enfance, deux mille fois plus haute que moi et touchant le ciel. Les montagnes qui se dressaient de l’autre côté de la vallée et, plus loin encore, les sommets étincelants de neige, étaient le monde où je construirais ma vie future.

Le Môle, parfait Fuji Yama
… Ah oui  ! Pardon  ! J’ai oublié de donner le nom de ma montagne première. Il s’agit du Môle, en Haute-Savoie, au-dessus de la basse vallée de l’Arve, entre l’Arve au sud et le Giffre au nord. Le chalet d’alpage se situe sur son épaule sud, le Petit Môle. À l’extrême pointe de cet épaulement se dresse une croix d’où l’on aperçoit, mille mètres plus bas, le village d’Ayze et le carrefour de routes où était située la maison familiale.
Le Môle est une montagne particulière. Avec son haut voisin le mont Blanc, il partage la propriété d’avoir l’un des noms les plus communs pour une montagne. De faible altitude (1 883 mètres), il est néanmoins assez détaché de la chaîne des Alpes pour offrir un point de vue remarquable. Paul Helbronner disait  : «  Il y a trois beaux belvédères dans les Alpes, le mont Viso, le Buet et le Môle.  » De son sommet, on voit le mont Blanc et le jet d’eau du lac de Genève. En hiver, quand il est couvert de neige, vu du haut du téléphérique des Grands-Montets, il apparaît comme une belle et étroite pyramide blanche. Et d’Annemasse, il forme un parfait Fuji Yama.

À Genève, un pont, un quai et une rue portent le nom du mont Blanc car on est censé y apercevoir les glaciers du sommet de l’Europe occidentale. En réalité, ce que l’on voit d’abord, c’est le Môle  ! Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au tableau du Suisse Konrad Witz, La pêche miraculeuse. La scène représentée se situe au bord du lac Léman. En arrière-plan, apparaissent les montagnes visibles depuis Genève. Des crêtes enneigées sont vaguement dessinées dans un lointain imprécis. Elles ont fait la notoriété du tableau qui passe pour être la première représentation picturale du mont Blanc. En réalité, entre une partie du Salève à droite et les collines des Voirons à gauche, se dresse, bien visible, une parfaite pyramide sombre, le Môle, qui occupe le centre de l’espace que le peintre a réservé entre terre et ciel.

Du mont Kailas (Tibet) aux tours jumelles de New-York (États-Unis) en passant par les mâts totémiques, les clochers et les minarets, les groupes humains ont toujours placé au centre de leur territoire un lieu sacré par excellence, symbolisé par une montagne ou un pilier vertical qui relie la terre des hommes au ciel des dieux. Tel est le Môle, la montagne de mes premières montées, le pilier intangible reliant la terre de mon enfance au ciel des rêves de mon adolescence  !

La folie des sommets
Une année, longtemps après mes premières aventures sur les pentes du Môle, un ami est passé me voir alors que j’étais en vacances à Ayze. Nous nous étions connus en montagne, et il venait de sortir major du stage de guide à l’ENSA (École nationale de ski et d’alpinisme). Je lui ai proposé une «  petite course  » comme il n’en avait peut-être jamais fait. Et nous sommes partis pour ce qui devait sans doute être la deuxième ascension de L’écharpe verte en face sud du Môle.

Au pied de la longue rampe herbeuse, je lui ai amicalement cédé la place de premier de cordée. Il a gravi quelques mètres en hésitant, puis m’a déclaré qu’il n’irait pas plus loin en tête sur ce terrain de fou. Il aurait été dommage de renoncer à cette voie. J’ai laissé grimper le jeune homme auquel je continuais de ressembler, et nous sommes arrivés sains et saufs à la croix du Petit Môle. Saufs, certainement  ! Mais sains  ? Les enfants que nous fûmes, mes frères, ma sœur et moi, étaient-ils donc si fous  ? Oui, s’il est folie de vouloir monter vers les sommets.

Plus de trente années plus tard, après une montée au Môle avec Maryse Broisin et un de ses amis (une Broisin par alliance avec Eugène, le fils de l’ancien forgeron d’Ayze), je leur ai proposé une descente du Môle comme ils n’en avaient sans doute jamais fait. Et j’ai retrouvé le chemin de la Pierre-Détailla. Il était encore là. Dans sa partie médiane, il avait été emporté par l’éboulement d’un large ravin. En cherchant un peu, j’ai trouvé une trace qui permettait de le rejoindre plus bas. Ce n’était pas une trace de randonneur ou de chasseur. Et, en contournant une crête secondaire, j’ai fait fuir deux chamois rapides et sûrs. Ils savent, eux, où se trouve la Pierre-Détailla. Ils savent surtout qu’elle a été frappée par le feu du ciel, et que les dieux l’ont ainsi marquée pour qu’elle soit l’une des pierres de touche de mon chemin vers les espaces de l’altitude.

Bernard Amy, chercheur en sciences cognitives, écrivain et alpiniste.

Un commentaire sur « Bernard Amy »

  1. Pourquoi avoir «  pudiquement  » caché tout cela, ou simplement évoqué du bout des lèvres, la face cachée de ce petit cabri ? Par pudeur ou par la conviction que la notoriété aurait dû passer les frontières pour toucher de simples randonneurs du dimanche ?

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