Robert Bornecque

Requiem pour une vallée

Fréquentant la vallée du haut Bréda (chaîne de Belledonne, Isère) depuis 1936, j’ai pu la voir encore proche de sa phase la plus active, puis assister à sa transformation radicale. Cette mutation irréversible me rend mélancolique car, dans ce naufrage, s’efface un long passé au profit du voile triste et monotone de la forêt. Les lignes qui suivent me viennent du cœur. L’adresse avec laquelle les populations ont su tirer parti des maigres ressources de la montagne suscite l’admiration. Sur des versants souvent raides, drapés d’une épaisse forêt, des montagnards ont su, par la hache, le feu et la dent des chèvres, créer de vastes prairies conservées au prix d’un entretien de chaque instant. Combien d’années, de siècles sans doute, a duré cette lente conquête, complétée par la reconnaissance des ressources minérales très précocement exploitées  ? Une civilisation fondée sur l’herbe et l’élevage a créé un frais paysage de prés, traversés ici et là par les lignes d’arbres qui encadrent les torrents. Les granges qui parsèment les pentes, les aboiements des chiens, les sonnailles des troupeaux et les voix des hommes au travail animent et donnent vie à cette nature humanisée. Ce qui s’était créé si lentement a disparu en un clin d’œil  ! Jusque vers 1950, peu d’exploitations étaient désertées, la forêt n’avait grignoté que les coins les moins bien situés. Mais, au mitant du siècle dernier, la débâcle s’accéléra, la vie rurale disparut des pentes. Et la nature reprit ses droits. Lentement, en apparence  ! Vers 1960, on trouvait encore partout des granges intactes au milieu d’espaces découverts accessibles par des chemins bien frayés. Pourtant, l’observateur ne manquait pas de remarquer, dans les herbes non fauchées et plus ou moins couchées, la constellation de petits épicéas qui s’installaient aussi discrètement que durablement. Je suis remonté vers les granges. En quarante ans, les petits épicéas ont atteint vingt à vingt-cinq mètres de hauteur et forment une barrière complétée par un sous-bois dense et parfaitement sauvage, que nul chemin ne traverse plus. Par chance, je suis tombé sur une grange au bois dormant  : le spectacle serre le cœur  ! Des arbres sortent du toit effondré, leurs racines disloquent les murs. Sous les ramures envahissantes des épicéas, la bâtisse en ruine s’enfonce dans le royaume de l’ombre. Sous nos yeux, en l’espace d’une génération, la création issue d’un long travail humain se trouve détruite et disparaît sans doute à tout jamais. Comme Paul Valéry avait raison d’écrire  : «  Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.  »

Robert Bornecque, historien et historien de l’art, professeur émérite à l’université de Grenoble.

Un commentaire sur « Robert Bornecque »

  1. En me remémorant le passage du Tour de France au Lautaret en 1948 (toute la 1ère Grenoble y était, son chef en tête), j’en suis arrivé à découvrir ton très beau et émouvant texte. Bravo ! Tout va-t-il bien pour toi ? J’ai eu, l’an dernier, un bref contact épistolaire avec ton beau-frère Ivanoff. Vive Le Dauphiné et La Légion !
    Philippe Angrand

Les commentaires sont fermés.

Retour en haut