Stefania Lusito

Delphine M.

J’avais choisi sa maison comme objet de mon étude sur l’architecture rurale en vallée d’Aoste. Cette énorme bâtisse du XVIIIe siècle construite en pierre et en bois, aux fenêtres finement ouvragées, était l’exemple parfait de la maison unique (ou « compacte ») qui regroupe toutes les fonctions (étable, grange, cave à vin, fenil, habitation…) sous un même toit, soutenu ici par un gigantesque pilier. Autour de la maison de Delphine, on trouvait un potager et un jardin fleuri, deux abricotiers, un poulailler et une fontaine. Autrefois, Echevennoz était un gros village plein de vie. C’est d’ailleurs là qu’était née l’une des premières laiteries coopératives valdôtaines. Mais en 1990, rares étaient les habitants. Delphine avait alors plus de 80 ans. Les yeux bleus, l’air décidé, un peu voûtée, elle marchait d’un pas alerte. Fière que mon choix se soit porté sur sa maison, elle m’avait accueilli chaleureusement. Je passais de nombreuses après-midi en sa compagnie, devant une tasse de café, tandis qu’elle m’apprenait à regarder les choses d’un œil neuf. Le grand pin argenté de la forêt voisine, la tanière de la renarde, les amours des cerfs, l’histoire des familles qui avaient habité le village au cours des siècles, l’eau du torrent qui changeait de couleur au fil des saisons, le pré où avaient bivouaqué les troupes napoléoniennes : peu à peu, Delphine faisait surgir une autre dimension du territoire. Tout prenait une signification, tout devenait limpide. Elle me dessina même une carte, que je conserve jalousement, des rus de la région, ces canaux d’irrigation dont elle m’expliquait le fonctionnement, quand il fallait ouvrir telle ou telle écluse pour arroser les prés. Et elle riait souvent, Delphine… D’un rire qui vous allait droit au cœur. Doucement, la confiance s’était installée entre nous et elle me racontait parfois sa vie, le chagrin d’amour qui l’avait poussée à ne jamais se marier. Je me mis à aller la voir aussi le dimanche, avec mon fiancé. Un jour de mai, je ne trouvai Delphine ni chez elle, ni dans le jardin, ni dans le poulailler. Un voisin m’expliqua que son neveu l’avait emmenée dans une maison de retraite parce qu’elle n’avait pas allumé son poêle de l’hiver et qu’elle avait attrapé une bronchite. Je redescendis vite dans la vallée, j’avais tellement hâte de la revoir ! Je trouvai facilement sa chambre : une chatte entourée d’une portée de nouveaux-nés miaulants s’était installée sur sa fenêtre. Je me jetai dans ses bras. Ses yeux bleus embués de larmes, elle me raconta la peine qu’elle avait eue à quitter sa maison, son chat, son jardin et ses poules. Elle trouvait les pensionnaires, tous plus jeunes qu’elle pourtant, bien tristes et ennuyeux ! Je lui parlai de mon nouvel amoureux, de mes rêves et de mes espoirs. Quelques mois plus tard, je retournai la voir. J’avais besoin de ses conseils car mon histoire d’amour était compliquée. Mais devant la fenêtre, les chats avaient disparu. Et Delphine n’était plus là…

Stefania Lusito, sociologue.

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