Ces Alpes que je hais !

À l’aube de mon humanité, je fus homme des cavernes. Coiffé d’un casque de la Grande Guerre repeint en blanc et équipé d’une lampe à acétylène, je passais mes vacances dans les gouffres et les galeries des plateaux calcaires du Jura. Je fus aussi homme des bois, « robinsonnant » à l’abri des profondes forêts franc-comtoises, presque aussi obscures et humides que mes grottes. Entre sous-sol et sous-bois, les montagnes occupaient une faible place. Et bien peu verticale : des vallons, des mamelons, des ballons, qui ne m’ont jamais laissé aucun souvenir d’ordre gravitationnel. Mais je garde en mémoire la sérénité de ces nuits d’été où j’observais les étoiles filantes, couché sur leur flanc de fougères et de mousses. Puis un jour, pour mon malheur, ce furent les Alpes. Pourquoi suis-je venu fonder une famille et faire carrière précisément à leur pied ? Car, je le dis sans détour, je hais les Alpes et toutes les montagnes faites d’arêtes, de pics, d’abîmes, de surplombs et de crevasses. Un instant, j’ai cru pouvoir y prolonger mes rêveries d’enfance. C’était au pied du mont Aiguille (avec un nom pareil, j’aurais dû me méfier). Vu ma totale ignorance de l’escalade, on s’activait autour de moi. J’avais l’impression d’être un nouveau-né qu’on habille. L’instant d’après, j’étais abandonné, une corde accrochée au nombril. Au milieu d’une dalle lisse. Passé ce traumatisme, je ne connus que de simples déplaisirs. Le ski, par exemple. Et ses inconforts : pieds broyés (une insulte à l’orthopédie, ces chaussures), génitoires giflées au démarrage du tire-fesses, bâtons coincés dans la barre de sécurité du télésiège ou, en bas de piste quand on se croit sauvé, cet infime faux mouvement qui voit les skis s’empêtrer dans le filet de protection après avoir écrasé les spatules des voisins. L’âge aidant, je fus heureusement dispensé de telles corvées, mais la randonnée prit la relève, basée sur le double argument hygiénique (c’est bon pour la santé) et moral (c’est bon de se lancer des défis). Voilà où j’en suis aujourd’hui de mes fréquentations alpines. Liberté, paysages somptueux, communion avec la nature, connais pas… Juste les cailloux du chemin entrevus à travers les gouttes de transpiration qui me tombent dans les yeux. Mais alors, pourquoi ? Tout simplement parce que ma femme est mauriennaise, mes amis randonneurs et que j’ai plaisir à les suivre, même dans les pierriers des Alpes. D’ailleurs, quels pierriers ? Quelles Alpes ? Pour moi, dès les premiers pas, le film s’est remis en route, et je marche à nouveau dans l’humus de mes forêts de chênes ou la terre glaise de mes rivières souterraines. Car en trente ans, ces Alpes, que je hais comme un prisonnier sa prison, m’ont au moins appris une chose : l’art de l’évasion.

Yves Nicolas, maître de conférences à l’Institut de la communication et des médias (université de Grenoble).

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