L’Alpe 51 : Je déteste le ski

Mon alpe

À contre-courant de l’enthousiasme de rigueur face aux pistes enneigées, l’auteur de ce facétieux pamphlet affirme avec humour sa différence  : on peut être suisse et ne pas aimer le ski  ! Un cri du cœur qui fait suite aux autres récits intimes parus dans le numéro anniversaire des dix ans de L’Alpe.

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L’AUTEUR : GABRIEL BENDER. Sociologue et historien, il est responsable de l’unité de développement local à la Haute École spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO), section Valais. Il a publié divers ouvrages et de nombreux articles ainsi que des romans qui puisent leur inspiration dans l’histoire de son canton.

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Je n’ai pas le courage d’aller skier. Les conditions d’enneigement sont pourtant exceptionnelles et il fait beau  ; je suis un infâme. Des gens viennent de toute l’Europe pour skier ici. Ils passent devant ma maison après cinq ou six heures d’autoroute. Je les vois de ma fenêtre dans leurs voitures, en rangs serrés, comme des oignons. Au pas. Et moi, pendant ce temps, je traîne sur mon sofa à écouter Pink Floyd à quelques minutes du remonte-pente.

Incroyable, j’habite les Alpes et je n’ai même pas une paire de skis à moi. J’ai bien un bonnet acheté au Maroc et un autre ramené du Pérou, mais pas de pantalon de ski, ni de sous-vêtements chauds, ni de gants. D’ailleurs, je porte le même pantalon en toute saison. Un velours côtelé brun, comme Woody Allen.

Quinze ans auparavant, j’ai été skier toute une semaine avec des adolescents de Genève au Bettex, en Savoie, un balcon somptueux face au mont Blanc. Que ne fait-on pas pour gagner sa vie  ? Là, j’ai constaté que mon matériel était franchement démodé, mes chaussures à boucles hors du temps et les bâtons vraiment tordus. Rien pour donner envie… Au retour de cette semaine-là, j’ai pris une grande résolution. J’ai tout jeté et je me suis dit : «  Pour l’hiver prochain, tu t’équipes à neuf !  » Les semaines, les mois, puis les saisons ont coulé, et je n’ai pas renouvelé l’équipement. En automne, c’est les vendanges, en hiver on attend les soldes de printemps, au printemps on pense plutôt au jardin, en été, on a du temps mais les commerces sont vides. Ça fait quinze ans que ça dure…

Il y a deux ou trois hivers, on m’a traîné de force sur les pistes. Une sortie de famille. Je n’ai pas eu le temps de trouver une mauvaise excuse. On s’est occupé de tout. Je portais mon velours côtelé brun, les anciens souliers du frère, les skis du beau-frère, les bâtons de la sœur, le bonnet marocain, pas de lunettes et pas de gants. Mon père était président du ski-club, les frères ont suivi. Les sœurs aussi. Ils sont tous moniteurs de ski et mes nièces et neveux manient le snowboard comme de vrais citadins tandis que moi j’affronte la pente à contre-cœur. De biais, en grognant. Un vrai clochard des pistes, équipé de bric et de broc.

Le pire ? S’extraire de son lit douillet

Depuis que je suis père, la pression sociale se fait terrible. «  Tu dois enseigner le ski à tes enfants, tu n’as pas le droit de les priver des joies des sports d’hiver.  » Impossible d’y échapper cette fois. Il me faut absolument renouveler mon matériel. Outre les skis, les souliers, les bâtons et les gants, il me faut des lunettes de soleil, une écharpe, un slip en laine d’alpaga, une boîte de préservatifs en peau de phoque si jamais je tombe amoureux sur un télésiège… Tout cela coûte bien cher, sans compter les forfaits journaliers, les bières avant, pendant et après les pistes. Oh, que ça me déprime  ! Oh, que c’est cher  !…

Heureusement. Que c’est cher. Si tout était gratuit, ce serait affreux. On aurait moins d’excuses pour se vautrer. Il faudrait se lever du sofa, rejoindre le magasin puis choisir parmi cinquante paires de ski, essayer des chaussures… Je me trompe toujours sur la taille des chaussures. Je prends toujours trop petit. Et puis je sais déjà que le premier jour, je perdrai les lunettes, le deuxième, j’oublierai les gants sur une terrasse, le troisième, je briserai les skis neufs sur une pierre…

Non, le ski n’est pas pour moi, définitivement. N’insistez plus, je vous en prie. Il faut être calviniste ou masochiste, ce qui revient à peu près au même, pour aimer cela. Le ski, c’est un truc de Genevois.

Imaginons quand même que quelqu’un m’offre tout le matos, le nec plus ultra, sans oublier le porte-skis pour l’auto. Là, il reste le pire : s’extraire de son lit douillet, enfiler ces tenues ignobles, dans le bon ordre. Puis réunir tout le matériel, sans rien oublier, le ranger dans et sur la voiture, la faire démarrer, rouler, se garer, sortir tout le matériel, le porter, acheter un forfait sans perdre les gants. Impensable. Et c’est systématiquement à ce moment-là que vous vient une envie de pisser qui nécessite vingt minutes pour tout remettre en place.

Comme le capitaine Haddock dans son équipement lunaire

Après ces efforts, il faut faire la queue. Ça pue les tenues synthétiques et le chien mouillé. Les nanas ont de la pâte sur les lèvres. C’est affreux, mais affreux ! La pâte blanche sur les lèvres, ça me révulse. Alors, je fixe le bout de mes chaussures en maugréant et je me sens comme le capitaine Haddock dans son équipement lunaire.

Pendant l’attente, dans la colonne, on pousse, on se bouscule, on s’insulte, en anglais, en allemand, en hollandais et même en valaisan. Ce qui est le plus insupportable. Il y a des Valaisans en tenue synthétique dans la foule  ! J’espère qu’ils ne me reconnaîtront pas… J’angoisse. Et si je découvrais une collègue avec de la pâte sur les lèvres ou, pire, une étudiante. Je panique. C’est alors que je remarque que toutes les belles, sans aucune exception, sont accompagnées par de jolis messieurs. Désespérant…

Dans la télécabine, je suis entouré de gosses tout excités qui piaillent en suisse allemand. Quelle misère ! Ou je suis accompagné d’un bouc qui sent le vieux cigare. Encore pire. La cabine se balance, elle me donne le mal de mer. Quand j’arrive au haut des pistes, je me retrouve dans le brouillard, je n’y vois goutte, il fait froid et il vente. Alors, je redescends en télécabine. Et comme je suis pressé de rejoindre la plaine, j’oublie systématiquement mes gants dans la cabine. Ou les lunettes. Ou les bâtons… Non, décidément, à bas le ski. Définitivement.

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