La célébration de la naissance de l’Italie le 17 mars 1861 a-t-elle encore un sens alors que les frontières nationales cèdent la place à des entités régionales transfrontalières ? L’occasion d’une réflexion sur les recompositions territoriales et le puzzle identitaire d’une Europe en construction.
Par Mercedes Bresso et Claude Raffestin
L’idée de l’unité italienne se trouve déjà chez l’écrivain et homme politique Dante (1265-1321) qui « pleure le servage de l’Italie ». Mais c’est la Maison de Savoie qui poursuit cette grande ambition, dont le point de départ pourrait être fixé (avec la part d’arbitraire que cela comporte) à 1563, lorsque la capitale du royaume passe de Chambéry à Turin. Le déplacement d’une capitale indique, souvent sinon toujours, une réorientation politique. Pourtant, la réalisation de cette unité date essentiellement du XIXe siècle, lorsque des insurrections éclatent un peu partout. Dans le sillage des mouvements indépendantistes de 1848-1849, un premier essai de libération nationale est tenté en 1849 par le roi de Piémont-Sardaigne Charles-Albert. Battu à Novare par les Autrichiens, il doit toutefois abdiquer.
Au cours des années suivantes, les Piémontais, par un important travail diplomatique, amèneront les Français à prendre position en faveur d’une unité italienne défendue par Cavour (voir le numéro 47 de L’Alpe). Après les victoires de Magenta et de Solferino, la Lombardie sera donnée au Piémont par Napoléon III, mais Venise n’en demeure pas moins autrichienne. Victor-Emmanuel II et son ministre Cavour n’entendent pourtant pas s’arrêter là. Suite à des soulèvements populaires, des plébiscites sont organisés à Bologne, en Toscane, à Parme et à Modène en faveur du Piémont. En compensation de son aide militaire, Napoléon III obtient Nice et la Savoie en 1860.
L’unité est cependant loin d’être achevée puisqu’il faut rallier toute l’Italie méridionale. Les partisans du républicain Giuseppe Mazzini (fondateur du mouvement Jeune Italie) organisent des troubles tandis que Garibaldi organise, au départ de Gênes, l’expédition des Mille en Sicile et en Calabre, entre mai et septembre 1860. Ses troupes, les fameuses « chemises rouges », débarquent à Marsala et progressent vers Palerme et Messine, avant de marcher sur Naples et d’occuper le royaume des Deux-Siciles qui sera remis au roi par Garibaldi lui-même. Auparavant, des révoltes en Ombrie et dans les Marches ont été suivies de plébiscites. Après la chute des Bourbons de Naples, le parlement de Turin proclame Victor-Emmanuel II roi d’Italie le 17 mars 1861.
L’Italie prendra possession de Venise en 1866, mais devra renoncer au Tyrol du Sud et à l’Istrie. Après plusieurs tentatives infructueuses, les Piémontais profiteront de la guerre franco-prussienne pour entrer dans Rome le 20 septembre 1870. La capitale du nouveau royaume, déjà déplacée en 1864 de Turin à Florence, sera définitivement établie à Rome en 1871. À la fin de la première guerre mondiale, l’Italie prendra enfin possession du Tyrol du Sud (Trentin-Haut-Adige) et de l’Istrie.
L’idéologie des frontières naturelles, en tant que projet sociopolitique, a été largement sollicitée et utilisée par la Maison de Savoie et Cavour pour convaincre la France de participer à la lutte de libération de l’Italie en 1859. En promettant Nice et la Savoie, on permettait à la France d’atteindre ces fameuses frontières dans les Alpes. Ce mythe a joué un rôle plus grand qu’on ne l’imagine généralement dans la géopolitique d’alors, même s’il n’a, de loin, pas été entièrement réalisé ou suivi.
Après 1871, l’Italie est une nation qui a atteint des frontières relativement sûres, du moins dans sa partie occidentale alpine. Mais cette nouvelle donne signe une rupture entre les deux versants et leurs communautés respectives qui entretenaient des relations souvent étroites dans de nombreux domaines. Les Alpes ne sont plus une « frontier » au sens américain du terme, soit une zone limitrophe mouvante, mais une limite bien établie, qui contrarie les activités d’échanges, d’autant que ces frontières vont exercer un rôle important dans des domaines divers (fiscal, militaire, etc.). On peut ainsi prétendre que l’unité italienne, avec pour corollaire un État centralisé, a eu pour conséquence un appauvrissement et une désertification des régions périphériques, notamment dans les Alpes.
Des régions en marge… mais au cœur des échanges
Ce n’est qu’aujourd’hui, grâce à l’Union européenne (UE) et à l’effacement des frontières, qu’on redécouvre ces confins, marges entre un ici et un ailleurs, certes, mais aussi entre un aujourd’hui et un demain que les hommes façonnent au gré des contraintes et des opportunités. Cette mobilité relationnelle retrouvée est probablement une conséquence de l’appartenance à l’Europe, dont les frontières étatiques n’ont pas été supprimées mais ont perdu leur fonction. Ainsi, toutes les régions géographiquement marginales par rapport aux États sont devenues de fait géographiquement centrales, offrant des potentialités qui sont loin d’être encore exploitées.
Ce phénomène est observable dans toute l’UE. Notamment avec ce qu’on appelle les « stratégies macrorégionales » qui témoignent d’une volonté de définir des projets de co-développement pour les grandes régions européennes, dans une UE qui devient trop grande pour avoir de forts repères historiques et géographiques communs. Ces plans concernent les zones riveraines des mers (stratégie baltique, macrorégion Adriatico-Ionica, Union pour la Méditerranée), les grands fleuves (stratégies danubienne et rhénane) et bien sûr les régions de montagne. Ainsi, dans le contexte des groupements européens de coopération territoriale (GECT), un instrument juridique de droit public européen, des eurorégions sont-elles en train de se constituer dans les Pyrénées, les Alpes orientales (entre Italie, Autriche, Slovénie et Croatie, ainsi que dans la région Insubrica entre Piémont, Lombardie et Tessin) et naturellement les Alpes occidentales, avec l’eurorégion Alpes-Méditerranée qui regroupe en partie d’anciens territoires savoyards du Piémont, de la Ligurie, du val d’Aoste mais aussi de Rhône-Alpes et de Provence-Alpes-Côte d’Azur.
Les anciennes zones de rupture tendent clairement à devenir, ou à redevenir, des lieux d’échanges et de contacts. Soudure plus que déchirure ! Les hommes ont quitté les Alpes mais ils y sont revenus. Ils les quittent encore mais ils y reviennent, chargés d’autres projets, d’autres idées, d’autres valeurs. Les hommes ont évité, oublié et banni les Alpes, mais ils s’y sont enfoncés, les ont chantées et exaltées. Traversées par les flux et les reflux de l’histoire humaine autant que par ceux de l’histoire de la nature, les Alpes ne se découvrent que dans le regard croisé des habitants et des voyageurs. Le moteur de cette vieille unité transalpine réside dans le travail d’invention des communautés alpines bien plus que dans le travail de reproduction des traditions, aujourd’hui plus folklorique et marginal qu’il y a quelques décennies.
Citoyen de son village, de son pays et du monde
À l’époque de l’unité européenne, qu’en est-il alors des États nationaux, délimités par leur frontières « naturelles » ? Et dans ce contexte, célébrer les cent cinquante ans de l’unité italienne a-t-il encore un sens ?
L’Europe est destinée à devenir un croisement d’identités multiples, et les anciennes identités régionales, parfois aussi transfrontalières, resurgiront au fil du temps. Il suffit de penser aux revendications qui naissent dans de nombreux pays (depuis la Catalogne jusqu’à l’Écosse, en passant par les Flandres, le Pays basque ou la Lombardie et le Nord-Est de l’Italie) et qui nous semblent inévitables en cette époque de globalisation qui tend à revitaliser, par contraste, les liens de proximité.
À l’évidence, les identités régionales vont de plus en plus librement dépasser les frontières nationales pour se calquer sur les anciennes délimitations, dans une sorte de décomposition/recomposition du puzzle de l’histoire européenne, sans toutefois, à notre avis, que cela signifie l’oubli de l’appartenance à son propre État. On peut être à la fois citoyen de son village, de sa région, de sa macrorégion, de son pays, de l’Europe et du monde. Ce qui est en train de se produire à l’époque d’Internet : une sorte d’identité schizophrénique, dans laquelle on peut à la fois se sentir à l’aise dans ses multiples appartenances et en même temps craindre tout étranger dans son village.
La capacité des collectivités européennes à nouer des relations à différentes échelles (macrorégions, eurorégions, territoires transfrontaliers impliqués dans les projets Interreg) est sans doute une manière de créer, peu à peu, des identités supranationales et des sentiments d’appartenance dans une Europe qui reste sans âme car elle n’est pas encore vécue comme un grand projet commun, dans une Union qui s’élargit sans réussir à se donner une identité collective. Eurorégions et macrorégions seront peut-être les noyaux durs de la construction politique et identitaire européenne. N’oublions pas qu’avant de se constituer comme un grand pays, les États-Unis ont connu des affrontements motivés par leurs diverses appartenances historiques.
Pourquoi donc célébrer encore l’unité italienne (ou celle de n’importe quel autre État européen) ? Notre sentiment d’appartenance à une nation est loin d’avoir disparu. L’Italie reste un pays très apprécié, pour sa culture, ses paysages, sa cuisine, et elle existe dans le cœur de ses habitants depuis Dante, voire bien avant. De même pour chaque pays européen. Il va simplement falloir que nous apprenions à nous accommoder de ces identités multiples, et désormais sans frontières… sinon dans nos têtes, voire parfois, dans nos cœurs.
LES AUTEURS
MERCEDES BRESSO. Après avoir enseigné l’économie de l’environnement, elle est entrée en politique dans les années 1980. Ancienne présidente de la Province de Turin puis de la Région Piémont, parlementaire européenne, elle préside aujourd’hui le Comité des régions de l’Union européenne.
CLAUDE RAFFESTIN. Géographe et économiste, il a été chargé de recherche, enseignant, vice-recteur de l’université de Genève et membre de divers conseils et commissions sur les problèmes économiques, géopolitiques ou d’aménagement du territoire.