L’Alpe 65 : Gentiane, du bleu au jaune

Gentiane, du bleu au jaune

lalpe-65-08Si les petites gentianes bleues sont emblématiques de la haute montagne, il ne faut pas oublier que parmi la trentaine d’espèces européennes, il existe aussi des gentianes de couleur pourpre, rose, lilas, blanche et jaune, cette dernière étant bien connue pour son utilisation dans la pharmacopée traditionnelle mais aussi pour diverses boissons alcoolisées.

D’une taille plus imposante que ses cousines (elle peut atteindre presque 2 mètres de hauteur), la gentiane jaune (ou grande gentiane) est aussi protégée et sa cueillette strictement réglementée dans de nombreuses régions. Plante pérenne qui peut vivre une cinquantaine d’années, elle fleurit au cœur de l’été et seulement arrivée à maturité, soit entre sept et dix ans. Ses puissants principes actifs se trouvent principalement dans les grandes racines en rhizome qui peuvent peser plusieurs kilos. Mais il faut se montrer prudent, surtout en dehors de la période de floraison, car la grande gentiane peut facilement être confondue avec le vérâtre (ou hellébore blanc), une plante violemment toxique. Il faut aussi respecter les dosages et les modes de préparation, la force des extraits pouvant provoquer de rudes vomissements en cas de surdose.

La Gentiana lutea figure parmi les composants de nombreux alcools et digestifs en France, en Suisse, en Italie, en Allemagne et en Autriche, mais aussi au Canada. Citons par exemple la Genziana, une liqueur des Abruzzes, les apéritifs suisses Les Diablerets et l’Appenzeller Alpenbitter, en France la Suze, l’Avèze, la Salers, le Bonal, le Picon ou encore la Fourche du diable (qui a pris le nom de l’instrument permettant d’extraire la racine). Plusieurs distilleries utilisent aussi les racines de gentiane pour produire des eaux-de-vie réputées, comme Giovanni Boroni, dans les Dolomites, Michel à la Chapelle-des-Bois (Jura), Bonny du Risoux aux Charbonnières (Jura suisse) ou encore Grassl Gebirgs-Enzian en Bavière.

Si la tradition populaire reste fidèle aux préparations macérées et aux alcools à base de racine fermentée, depuis le début des années 2000 on emploie la gentiane dans des bières artisanales (comme l’Antidote de la brasserie du Sornin, dans la Loire) et dans des sodas artisanaux (Auvergnat Cola, Bougnat Cola, Soda Genziana, etc.). Ces nouvelles utilisations se doublent d’une relation au terroir qui se traduit souvent par des célébrations à caractère commercial autant qu’identitaire (festa della genziana à L’Aquila en Italie (Abruzzes), fêtes de la gentiane de Picherande (proclamé «  village européen de la gentiane  ») et de Riom-ès-Montagnes (Auvergne) ou encore à Breuleux dans le Jura suisse. La plante est présentée comme un lien puissant qui ancre les hommes à leur territoire et, plus largement, à la nature.

Au-delà de ses aspects bénéfiques (pour la santé et le… commerce !), la gentiane se trouve à la frontière entre monde domestiqué et monde sauvage. Assumant une dimension symbolique qui mêle savoir médical, investissements économiques, transmission des savoir-faire et inquiétude environnementale. Ce n’est pas pour rien qu’on la désigne souvent sous le nom de «  fée jaune  » (par analogie avec l’absinthe, la fée verte) et que, au Tyrol, la tradition l’apparentait à la mandragore au point de prendre certaines précautions pour la cueillir. Il est vrai qu’elle contient de l’amarogentine, la substance la plus amère que l’on puisse trouver dans la nature, tout en procurant une forte impression sucrée en raison de la grande quantité de glucides contenus dans ses sucs.

Anciens et nouveaux usages 

Depuis l’Antiquité la phytothérapie populaire tout comme la médecine savante ont préconisé l’administration de la gentiane jaune par voie orale, en vertus de ses facultés apéritives, digestives et toniques. Elle entrait également dans la composition d’antipoisons et d’antidouleurs réputés tels que la thériaque et le diascordium. La racine amère soulage les affections gastro-intestinales, mais aussi la faiblesse biliaire et le manque d’appétit. En Italie, broyée, réduite en poudre et mélangée au sel, la «  polvere del appetito  », la poudre de l’appétit, était donnée au bétail. Une expression tyrolienne encore usitée de nos jours dit d’une personne en bonne santé qu’elle est «  forte comme la racine de gentiane  ».

Presque toutes les gentianes jaunes (car il existe plusieurs espèces cousines selon les massifs montagneux) contiennent ces substances amères (gentiopicrosides), les pigments colorés, les glucoses, les phytostérols et les substances gélifiantes variant d’un spécimen à l’autre, ce qui explique des utilisations parfois différentes selon les régions. Aucune en revanche ne contient d’amidon. L’herboristerie populaire préconise donc la gentiane pour favoriser la perte de poids. Elle était aussi traditionnellement employée dans le traitement des diarrhées, des constipations, des maladies chroniques, des affections nerveuses et dans les emplâtres cicatrisants pour les blessures et les plaies.

En Allemagne, on avait l’habitude de mélanger le liquide issu des feuilles et des fleurs à la racine pour en faire une pâte considérée comme particulièrement active sur le foie. La pâte de gentiane, séchée et réduite en poudre participait également (avec la sauge, le chêne, la vigne, etc.) à la fabrication de poudres asséchantes utilisées comme désodorisants et assainissants, notamment pour la laine et la soie. Les décoctions et la teinture mère diluée sont encore proposées pour améliorer les peaux grasses, ainsi que pour estomper les taches provoquées par le soleil ou les cicatrices.

Dans toute l’Europe on ne cueille la gentiane qu’à la fin de l’automne, quand les feuilles et les fleurs sont sèches, voire parfois au tout début du printemps. Il ne faut pas la laver mais la nettoyer à sec, la couper et la sécher au soleil (jamais au four) puis la conserver à l’abri de l’humidité enveloppée dans du papier ou un tissu propre afin de préserver ses qualités fébrifuges particulièrement appréciées avant l’introduction et la généralisation de la quinine. On l’administrait aussi aux chiens et au bétail, un usage attesté encore XIXe siècle pour lutter contre la fièvre et jusque dans les années 1950 en tant que vermifuge.

En Hongrie, on associe la gentiane à la légende de saint Ladislas Ier (XIe siècle). Lors d’une épidémie, un ange suggère en rêve au souverain de tirer une flèche en l’air, ce qu’il fait dès son réveil. Celle-ci tombe sur une gentiane couverte de rosée matinale. Le roi ordonne alors d’en cueillir et d’en donner à toute la population, sauvant ainsi de l’hécatombe hommes et bêtes.

Si l’on continue à dire de la gentiane qu’elle est la «  panacée des Alpes  », son usage reste toutefois déconseillé, voire proscrit, dans certains cas (grossesse, allaitement, ulcère, gastrite, hyperacidité, etc.). La recherche scientifique actuelle a en effet restreint le champ d’application de ses principes actifs tout en ouvrant d’autres pistes thérapeutiques. En pharmacologie, elle est désormais presque entièrement dédiée aux affections gastriques, hépatiques, intestinales et biliaires, et on commence à tester ses propriétés dans le traitement des migraines (bien qu’un surdosage soit susceptible de causer des céphalées).

Dans la phytothérapie actuelle, la gentiane est utilisée sous plusieurs formes standardisées (extrait sec, poudre, fluide, macération, infusion, teinture mère), les extraits secs, conditionnés en compresses ou capsules, étant plutôt réservés aux indications relatives au tonus et à l’équilibre énergétique, les extraits fluides aux applications apéritives ou digestives. On préconise qu’un adulte de taille moyenne se limite à 1 ou 2 grammes de racine pour 15 centilitres d’eau bouillante (en infusion), à 2 grammes de préparation en poudre pour une tasse d’eau froide (macération) ou d’un gramme de fluide trois fois par jour, des doses bien différentes de celles que conseillait autrefois la médecine populaire…

La grande gentiane reste présente dans l’industrie agro-alimentaire, employée (surtout dans le domaine des boissons) pour corriger l’excès de saveur sucrée. Dans le val Blenio, au Tessin, une coopérative de plantes médicinales commercialise aussi depuis quelques années des Bumbòi da gianzèna, des caramels à la gentiane, en exploitant des plantes cultivées dans un champ expérimental.

La consommation d’alcools industriels à la gentiane semble être un peu passée de mode. Certaines marques cherchent donc à rénover leur image, comme Suze qui se décline désormais aux fruits rouges, agrumes, pêche de vigne et abricot, et qui a sollicité le designer Jean-Charles de Castelbajac pour créer une bouteille collector d’un bel orange ponctué de pastilles argent. Quant à certains chefs et barmen, ils s’en sont emparés pour les interpréter à leur façon en inventant des cocktails branchés.

Étoiles des hauteurs ou racines des alpages, nous n’avons pas fini de nous frotter aux fleurs de la gentiane. Même si, selon une comptine italienne, il ne faut ni les toucher, ni les compter, ni même les regarder…

Federica Tamarozzi

Ethnologue et conservatrice du patrimoine, elle est responsable du département Europe au musée d’Ethnographie de Genève qui va réouvrir ses portes à l’automne 2014.

 

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